Chapitre I

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C'était un royaume verdoyant couvert d'une grande forêt où coulait des ruisseaux malicieux. L'eau rebondissait, translucide et froide, sur les galets sombres où se détachait distinctement les minces silhouettes fuyantes de petits goujons de toutes les couleurs. Plus loin dans les arbres, on entendait le chant des oiseaux, au quel s'y ajoutait le doux bruissement du vent entre les branches centenaires.

La clairière, plongée dans le calme, semblait comme endormie dans cette splendide journée du début de l'été. Une atmosphère douce, réconfortante, se dégageait de ce lieu presque sacré qu'une jeune fille observait, assise sur un rocher.

Le moment aurait pu être parfait si les pensées de cette jeune personne n'étaient pas hantées de paroles qui lui semblait venir de très loin. Une drôle d'impression la traversa. Fermant les yeux, elle se concentra sur la voix, devenue plus claire et distincte, mais toujours incompréhensible.
- Lys... veille... oie...
Ça n'avait aucun sens, mais, inspirant un grand coup, elle réessaya.
- Aelys, réveille-toi bon sang !

L'intéressée sursauta et ouvrit de grand yeux surpris. Au troisième rang d'une salle de classe, assis sur la table la plus proche des fenêtres, son professeur l'observait, son regard un tantinet agacé démenti par la commissure de ses lèvres qui luttaient contre le sourire franc qui les gagnait.
- Je conçois que l'étude territoriale n'est pas la chose la plus excitante qu'il soit mais j'attend un peu plus d'écoute, déclara-t-il avec une pointe d'ironie.

La jeune fille ne savait pas où se mettre, et un rouge vif lui enflammait le visage, contrastant avec le violet qui pointait sous ses yeux hagards.
- Pardon, dit-elle simplement. J'ai très peu dormi la nuit dernière.
- Je vois. Essaye de suivre un peu, si ça ne va vraiment pas tu descendras à l'infirmerie, répondit le professeur, quelque peu adoucit.

Aelys acquiesça en silence. Que pouvait-elle faire d'autre ? En tant qu'élève assez sérieuse, elle savait bien que M. Breton, son enseignant d'histoire-géographie, ne lui en tiendrait pas trop rigueur, mais elle n'aimait pas se faire remarquer.
S'adossant à sa chaise, elle luttait contre ses pensées, parasites pour le peu de concentration qu'elle tentait d'accorder au cours. Elle soupira. L'appel du ruisseau argenté la troublait encore, et son esprit souhaitait y retourner. Elle adressa donc un petit signe à M. Breton, qui baissa la tente d'un air entendu ; l'adolescente rangea les feutres éparpillés sur sa table puis, jetant avec une nonchalance chancelante sur son épaule son sac trop lourd, elle se dirigea vers la porte violette écaillée de la salle.

Quand la petite clochette de la porte tinta, Suzanne Shein était en train de remplir une fiche administrative. Elle leva la tête et aperçu une jolie silhouette bleue et brune qui s'avançait, légèrement chancelante, vers son bureau en bois. Elle enfila ses lunettes sur son nez retroussé et reconnue la petite Manet. Mon Dieu mais c'était la 3 fois cette semaine qu'elle arrivait dans l'office aussi pâle !
- Tu avais de la fièvre ce matin ? S'enquit-elle.
Elle avait parlé d'une voix très douce en se levant de sa chaise, les mains délicatement appuyées sur son cahier de sortie.
- Je ne sais pas, je n'ai pas vérifié aujourd'hui.
- Il faudrait, il se peut que ça ne soit pas les bons dosages.
- Pas possible : j'ai arrêté il y a une semaine.
Suzanne la regarda avec des yeux ronds.
- Mon psychiatre m'avait prescrit des placébos, je l'ai entendu le dire à maman dans le couloir. Mon état semblait s'être amélioré et il y avait des chances pour qu'il se stabilise de lui-même. Ma mère avait l'air si heureuse, elle était tellement souriante ces derniers jours, je n'ai pas osé lui en parler, avoua Aelys, une tristesse résignée lui voilant ses prunelles dorées.

L'infirmière posa sa main sur son épaule. Elle se rappelait encore de la première crise de la jeune fille, il y a 2 ans. Aelys venait de rentrer en seconde à l'internat. Elle était terrifiée et sous le choc, ce qui pouvait se comprendre étant donné la violence de ce qui lui arrivait.
Depuis, l'infirmière et elle essayaient de se voir chaque semaine afin de parler de ses visions, ces hallucinations étranges qui enflaient derrière ses pupilles trop dilatées.
- Tu sais, il faudrait que tu lui en parles, repris Mme Shein. C'est dangereux pour toi, mais aussi pour elle et ceux qui t'entoure.
Silence.
- Tu as vu quelque chose cette semaine ?
Silence. Aelys leva la tête et son regard doré croisa celui turquoise de l'infirmière. Ses yeux n'exprimaient aucun jugement, aucun reproche, seulement une profonde empathie qui émurent l'adolescente et remplirent les siens de larmes. Ce sont parfois les attentions les plus douce et désintéressées qui brise les défenses, par leur contraste avec ce dont on peut avoir l'habitude.

Suzanne avait compris. Avec beaucoup de délicatesse, elle attira la jeune fille contre elle et lui passa un bras autours des épaules en lui caressant les cheveux. La détresse de cette pauvre créature la touchait, mais elle savait qu'elle devra en parler à son médecin. Sa maladie est beaucoup trop sérieuse pour être prise à la légère. Quand elle sentit la jeune fille s'amollir entre ses bras, l'infirmière la conduisit dans les chambres prévues pour les élèves et l'aida à s'allonger sur le plaid élimé, puis elle se glissa ensuite à nouveau derrière son bureau avant de décrocher le combiné du téléphone.
Un soupir lui échappa tandis qu'elle composait le numéro.

"Les contes de fées, c'est pour les enfants."Où les histoires vivent. Découvrez maintenant