Journal de ma rencontre avec les Étrangers

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Ma mère avait de sales manies. Par exemple, elle mettait toujours le même modèle de chemise de nuit. Blanche et serrée, son vêtement moulait son corps squelettique dont j'apercevais les clavicules saillantes, les maigres tibias, les pieds osseux. Le soir, quand j'étais au lit, elle m'embrassait rapidement le front, les joues, la poitrine avec un détestable bruit de succion. Enfant, ça me faisait rire mais ado, ça devenait carrément lourd.

Vers 10/11 ans j'ai commencé à lui dire d'arrêter. Ça ne lui plaisait pas et elle se mettait aussitôt à chouiner en sortant de la chambre à reculons, les jambes à moitié pliées, les bras écartés. Ce que je détestais le plus c'était les craquements de ses pieds et de ses épaules quand elle reculait. Elle penchait aussi la tête en avant, laissant tomber ses longs cheveux noirs sur son pâle visage.

Après être sortie de ma chambre, j'entendais ses pas dans le couloir. Selon leurs bruits, je devinais où elle se rendait ; ça pouvait être sa chambre, le canapé du salon, ou, quand une porte grinçait, elle descendait à la cave. Parfois j'entendais le tapotement rapide de ses pieds nus sur le carrelage du couloir. Ma mère revenait.

Elle laissait toujours la porte de ma chambre entrebâillée. J'entendais le sifflement de sa respiration juste derrière. Parfois elle claquait violemment la porte en poussant un cri, parfois, les ongles pointus de sa main squelettique passaient par l'ouverture et tapotaient l'interrupteur. En plus elle gloussait, comme si elle prenait un malin plaisir à m'effrayer. Plus grande, je lui hurlais d'arrêter ça. Elle me répondait alors que ce n'était pas de sa faute, que sa mère l'avait éduqué ainsi pour la protéger des Étrangers.

Maman vérifiait la présence des Étrangers à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Le pire c'était la nuit, quand j'entendais la moquette crisser sous ses pas. Je devinais qu'elle était là, immobile, statue obscure dans la pénombre. J'osais à peine respirer, je me demandais toujours ce qu'elle ferait après.

C'était changeant. Parfois, elle ouvrait le placard et l'inspectait avec minutie, parfois elle s'y glissait silencieusement et s'y enfermait. Derrière la porte, elle chuchotait que des Étrangers pouvaient venir me prendre, qu'elle devait me surveiller. Parfois, j'entendais sa respiration sifflante sous mon lit, quand elle s'y était allongée. Elle me disait que des Etrangers pouvaient aussi se cacher-là et attendre que je m'endorme pour me prendre pendant mon sommeil. J'étais terrifiée mais avec l'habitude, je finissais par m'endormir.

Un peu avant mes 14 ans, elle m'a annoncé être enceinte, qu'un Étranger l'avait prise dans son sommeil. J'ai alors compris qu'elle parlait des hommes et j'ai aussi compris que ma mère était vraiment cinglée. J'avais un petit ami à l'époque. Il s'appelait Steven et il était vraiment super cool avec moi.

Ma mère m'a fait deux cadeaux d'anniversaire : ma petite sœur Cassandre et l'arrivée à la maison de mon beau-père Roger. C'est la première fois qu'il y avait un homme à la maison. Elle a installé ma soeur dans un tout petit lit près du mien tandis que Roger mettait ses affaires dans la chambre à ma mère. Roger était un petit bonhomme sympa, il n'avait rien d'un effrayant Étranger, capable de me faire du mal. J'avais enfin une vie de famille. Mais cela n'a pas duré très longtemps.

Quand petite sœur a été en âge de marcher, elle a commencé à venir dans mon lit. Elle disait que maman l'embêtait, qu'elle lui faisait des chatouilles et que ça la réveillait. Je me souviens de son adorable petite phrase « maman chatouille moi et rigole moi ». Je lui répondais de ne pas avoir peur, que maman était très gentille et qu'elle adorait sa petite fille chérie.

Pourtant, une nuit où des gémissements me parvenaient, ma mère a franchi la limite. Cassandre m'avait rejoint dans mon lit et m'avait chuchoté que maman allait revenir. Peu après, j'ai entendu les cliquetis de la poignée de ma porte. Ma mère est entrée sans faire de bruit, si ce n'est le craquement involontaire de ses chevilles. Elle s'est dirigée vers mon bureau, a ouvert un tiroir, a pris une paire de ciseaux, l'a levé en s'approchant de mon lit. Sa petite voix susurrait « Cassandre est abimée, je vais la réparer, Cassandre est abimée, je vais la réparer ». C'était trop, je devais protéger ma petite sœur, j'ai lui ai hurlé de partir.

Les EtrangersWhere stories live. Discover now