Ironie du sort

Bruine Glauque

Ayno progressait péniblement sous la pluie battante. Cela faisait plusieurs heures qu'il était parti, marchant sans s'arrêter, son bonnet prenait l'eau et il n'osait pas imaginer l'état de ses pieds, qui n'étaient protégés que par de vieilles sandales. Combien de temps allait-il continuer à marcher ainsi sans savoir où se trouvait l'hôtel tenu par cette inconnue, qui était la seule famille qui lui restait ? 

Il demanda son chemin aux passants, qui ne l'aidèrent pas du tout. Certains prétendirent qu'ils ne comprenaient rien à son accent, d'autres lui dirent qu'il n'avait pas le temps, ou autres réponses moins polies.

-Tu sais même pas où tu vas, hein ? Hé, espèce de sauvage ! lui cria quelqu'un. Tu comprends ce que je dis ?

Ayno se tourna vers l'autre, se figeant d'un air méfiant.

-On veux pas de gens comme toi ici ! insista le passant, poussant Ayno à terre et le piétinant, faisant tomber ses affaires dans la boue.

Aucun passant n'intervint pour défendre Ayno.

Après le départ de son agresseur, Ayno regarda le morceau de papier indiquant l'adresse de celle qu'il devait rejoindre, à présent quasi-illisible à cause de la boue. Il soupira. Son village avait été détruit par une inondation, et sa mère était morte dans ces circonstances. Le autres villageois lui avaient expliqué d'un air condescendant qu'ils ne pouvaient pas l'héberger, puisque leurs maisons avaient été détruites aussi, et tu sais quoi Ayno, il est temps que tu ailles explorer le vaste monde et faire quelque chose de ta vie, tu as presque 19 ans ! Pars donc en ville avec ta guitare... Et si tu faisais connaissance avec ta famille perdue de vue, oui, tu as une cousine en ville, elle tient un hôtel, tu pourrais te trouver un boulot de serveur là-bas, qu'est-ce que tu en dis ? Oui, va faire connaissance avec le reste de ta famille, laisse-nous un peu tranquille, tu veux bien ? Ayno savait depuis toujours que son père vivait en ville, avec sa femme, son fils légitime et sa nièce, mais il ne l'avait jamais rencontré et n'avait jamais quitté son village. Puis, peu avant l'inondation, grâce à ses pérégrinations citadines, un de ces villageois qui adoraient lui faire comprendre qu'il n'était pas à sa place parmi eux, avait trouvé la trace de la famille paternelle d'Ayno. Il lui avait appris que sa cousine Anea tenait l'hôtel de l'Encre Bleue, depuis la mort de son oncle et le départ de sa tante, et son demi-frère Jel y travaillait. Alors après l'inondation, les villageois l'envoyaient travailler chez ces parfaits inconnus, parce qu'en réalité, ils se moquaient éperdument de ce qu'il pouvait devenir. Ils ne voulaient pas de lui, comme les habitants de la "grande méchante ville".

Il se releva, marcha encore sans être sûr où il allait, puis vérifia son bout de papier, et l'adresse du bâtiment qui lui faisait face. Oui, c'était bien là, l'hôtel de l'Encre Bleue.

Jel ouvrit la porte pour savoir qui sonnait, et tomba sur un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau cuivrée, mais aux yeux verts, mal fagoté et trempé comme une soupe.

-Bonsoir... Oh, dis donc, vous êtes dans un sale état ! OK, vous voulez prendre une chambre ici ?

-Euh, pas seulement... Euh, bonjour, je suis, euh, un cousin d'Anea Jineai,mais je l'ai jamais vue, et on m'a envoyé ici après la mort de ma mère... hésita l'inconnu.

-J'ai un frère ? Mais comment ça se fait que vous soyez mon frère, vous êtes un... Ah, OK, mon demi, je suppose. Ça m'étonne pas de mon père ! Moi, je suis ton demi-frère, Jel, ça se prononce comme le gel.  Alors qu'est-ce qui t'amène ici, euh, frangin ?

-Je pourrais travailler ici...

-Tu as la moindre expérience de l'hôtellerie ? Ou un autre talent ?

-Euh, je peux apprendre. Et je sais jouer de la guitare, je te joue des chants de la montagne ou mes propres compositions si tu veux...

-Mais qu'est-ce qu'on va faire de toi ? OK, on va parler à Anea et tu lui prouveras tes talents d'employé d'hôtel, au lieu de mettre de l'eau et de la boue partout !