Chapitre 1 : La fin est-elle une fin en soi?

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J'imagine que vous avez tous déjà pensé à la mort. Vous savez, cet état indéfinissable spirituellement, se déterminant physiquement par une absence prolongée de pouls et, accessoirement, de respiration? Bon, très bien, cela vous aidera à comprendre mes propos. Ou du moins, peut-être, à y être plus ouverts d'esprit. Parce que sur ce sujet, je ne vais pas lésiner!

Je m'appelle Eurydice. A croire que déjà, avant ma naissance, mes parents avaient décidé que je vivrais une aventure extraordinaire. Eh oui, mon prénom est tout droit sorti de la mythologie grecque, donc... c'était certainement ma destinée... Si cette appellation ne vous évoque rien, je vous invite à faire un petit tour sur Wikipédia, histoire de vous endormir moins bêtes ce soir. Deuxième avantage, vous aurez un aperçu de la tournure que ma vie a pris. De façon très éloignée je l'avoue, mais heureusement il n'existe pas à ma connaissance d'héroïne fictive (ou réelle d'ailleurs) ayant vraiment vécu mon histoire. Quel serait l'intérêt autrement?

J'ai perdu ma grand-mère trois mois après avoir fêté mon dix-septième anniversaire. C'était horrible. On a annoncé un arrêt cardiaque. Il paraît qu'elle était dans son jardin en train d'arroser ses si précieuses orchidées. Elle en avait de toutes les couleurs. Des blanches, des bleues, des roses, même des léopard... Ses préférées, celles qu'elle chouchoutait avec le soin d'une mère pour ses tout petits enfants, c'étaient les mauves, dont la couleur ne s'imposait pas sur toute la surface du pétale et se répandait discrètement en jolies ciselures sur le blanc pur originel de la fleur. Ses orchidées, ce sont les seuls souvenirs concrets qu'il me reste d'elle. Les seuls qui signifient vraiment quelque chose pour moi.

Elle est partie dans un soupir, sans bruit, sans éclats et sans longs palabres. C'est ce qu'elle a demandé pour son enterrement. Elle avait fait une lettre, au cas où il lui arriverait quelque chose que nous n'aurions pas eu le temps de voir venir. Dans celle-ci, elle a demandé que seuls quelques membres très chers à son cœur disent deux mots en sa mémoire, car selon elle "ils sauraient choisir les bons mots pour dire ce qu'il faut simplement; les paroles les plus touchantes sont toujours celles qui sont dites avec le plus de simplicité". Pourquoi m'a-t-elle choisie? C'est la question qui tourne dans ma tête depuis que je l'ai appris. Nous étions très proches évidemment, mais je ne me sens pas à la hauteur de cette tâche si importante à mes yeux. Dans son "testament anticipé", elle a aussi demandé à ce que j'hérite de tous ses biens. Maman avait l'air plutôt furieuse quand elle l'a appris. Tonton Sébastien aussi, bien que n'ayant pas rendu visite à grand-mère depuis une petite dizaine d'années. Il devait bien le regretter...

J'entreprends donc d'écrire mon petit discours pendant mon temps libre, trouvant un espace-temps entre les cours, les devoirs (à ne surtout pas négliger, sous peine de s'attirer, une fois de plus, les foudres de maman), le dessin et le piano. Mais le jour J, je suis prête. On m'appelle, et je prends un temps avant de me lever, les mains tremblantes  et doutant de la capacité de mes jambes à me soutenir. Quand je me retrouve face à cette foule de personnes que je sais suspendues à mes lèvres, attendant les paroles qui doivent soulager ne serait-ce que de façon minime leur douleur, ma gorge se serre et mes lèvres s'assèchent. Au souvenir de la raison de ma présence, mes larmes se mettent à couler toutes seules et cet étau glacial qui me bloque la poitrine depuis plusieurs jours se resserre encore. La douleur ne s'en ira-t-elle donc jamais? Laissant mes yeux parcourir l'assemblée, je cherche un signe qui me donnerait le courage, la force qu'il me manque. Mais je ne trouve que les regards éplorés de personnes qui me sont étrangères. La présence de ma propre famille ne m'apporte aucun réconfort ; mamie Malia était tout ce que j'avais de plus proche et, surtout, de plus cher.

Malgré tout, pensant à elle, mon esprit dérive et je crois la voir au fond de la salle, me souriant gentiment et attendant mes paroles d'adieu. C'est certainement une hallucination, mais elle arrive à sécher mes larmes momentanément et je compte bien en profiter. Alors je prends une grande inspiration, avalant tout l'air possible comme si ma survie en dépendait, ouvre la bouche, et... je m'effondre comme une masse sur l'estrade.

"Ça commence..., entends-je une voix lointaine s'inquiéter. C'est une voix de femme, elle est douce et paisible, bien qu'empreinte d'une pointe d'incertitude.

- C'était prévisible, cela m'étonne même que cela ne soit pas arrivé plus tôt, en répond une autre.

- Tout de même, elle s'en sort plutôt bien...

- ... pour l'instant. Célian, es-tu prêt à accomplir ta mission?

- Bien sûr Amara, c'est mon devoir après tout, termine une voix profonde et apaisante."

Quand j'ouvre les yeux, je comprends vite que je me trouve dans mon lit, chez moi. Ah, que cela fait du bien... Et je suis seule. Personne ne me veille, personne n'était à mon chevet et n'a souri en voyant mes paupières s'entrouvrir. Qu'attendais-je, enfin? Que ma mère s'inquiète pour moi? Elle a déjà du mal à prendre soin d'elle-même. Mais ces voix... Je secoue la tête: c'était certainement des hallucinations auditives dues à mon malaise. 

Et puis, je me rappelle. L'enterrement, le discours, mamie. Et mes larmes s'échappent en un flot intarissable de mes yeux trop faibles pour retenir la vague destructrice. J'ai manqué l'enterrement de mamie Malia. J'ai manqué nos adieux. Je ne mérite même pas de penser encore à elle, je ne mérite pas... Plus j'y songe, plus je sombre dans la tristesse et m'enfonce au cœur de moi-même. J'ai besoin de réfléchir, de savoir comment je vais surmonter tout ça, mais pas tout de suite... Là, il faut juste que je pleure. Et c'est sur ces dernières pensées que je replonge dans le sommeil.

Je ne sais pas où je suis. C'est une petite clairière percée dans une forêt d'arbres centenaires. J'ai l'impression qu'il me faudrait une bonne heure pour faire le tour d'un de leurs troncs et même avec une bonne paire d'ailes, je ne suis pas sûre d'arriver un jour à atteindre leur cime. Les rayons du soleil ne percent pas leur feuillage, mais l'endroit est tout de même éclairé comme en plein jour. J'ai beau chercher la source de la lumière, je ne la trouve pas. J'entends alors une branche craquer et sursaute. Mon cœur bat la chamade : je m'imagine un prédateur ou pire, les délires de mon esprit divagant dans cet environnement qui ne me rassure pas le moins du monde. Je prends sur moi et décide de me retourner doucement et je retrouve face à... "Mamie Malia? J'hallucine, là!". Elle ne répond pas, sourit et me tend la main. Ces mains qui m'ont tellement fascinée étant petite, car elles présentaient tellement peu de rides comparées à celles des autres mamies. Je m'empresse de la prendre, mais mes doigts passent au travers. Je relève la tête, paniquée, cherchant une réponse dans son regard si vert dont j'ai hérité, mais elle a disparu. Sentant mes forces m'abandonner, je me laisse tomber au milieu de la clairière. Elle est partie. Encore. Mais à travers les larmes qui commencent à embuer mes yeux, j'aperçois sa silhouette entre deux arbres. On dirait un ange, et elle me fait signe de la suivre. Et l'espoir revient au galop. Mamila (c'est le surnom que je lui donnais), combien de temps encore comptes-tu jouer avec mes sentiments? Ne suis-je pas assez brisée à ton goût? 

Malgré mes paroles de désespoir, je me relève et la suis. Nous traversons un ruisseau, une plaine, le tout plongées dans un silence sourd. Mes pas ne font aucun bruit, et les branches que je cassent ne craquent pas. Mais pourquoi alors ai-je entendu arriver ma grand-mère tout à l'heure? Je n'ai pas le temps de trouver des réponses à mes questions que Mamila, installée dans le confortable sofa bleu et mauve qui vient d'apparaître entre deux collines, s'adresse enfin à moi :

"Eurydice, j'ai besoin que tu m'aides à retrouver mon assassin".


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