7 » La légende de l'herbe qui gratte

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J'AI baillé

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J'AI baillé. Il s'est avancé. Et pendant une fraction de seconde, je me suis demandée ce que je pouvais bien faire là et que tout ça prenait une tournure qui ne voulait plus rien dire.

— J'ai l'impression que cette histoire n'avance plus Night'.

— Ta gueule. J'veux voir les juments de Diomède.

Il s'est avancé, encore. Ce ne devait pas être la première fois qu'il faisait ça, puisqu'il semblait parfaitement manier ses roues toutes fines sur le gravier tout granuleux. Il ne prenait même pas la peine de regarder si je le suivais, il roulait. Une force nouvelle s'était emparée de tout son corps. Son cœur battait comme celui d'un oisillon qui se bat pour une vie. Ses épaules glissaient sous sa chemise trop épaisse pour ce mois d'avril, et la lumière faisait danser ses poupées d'étincelles dans les boucles de ses cheveux. Ma cigarette éteinte, je le suivais. De toute manière, il n'allait pas bien vite.

Il connaissait les environs, je l'ai laissé faire en le suivant de pas trop loin. Autour de nous, les maisons cessaient de chuchoter entre elles quand elles nous voyaient passer devant. Mes pieds craquaient sur le sentier avec le même bruit que des petits beurres qu'on croque entre des dents gourmandes. Les foyers des alentours me parurent plus ternes qu'à ma venue ici, comme si quarante années s'étaient déjà écoulées. J'ai vu un cerf fermer des rideaux en dentelles derrière une fenêtre.

Nightingale n'a pas pu rouler dans l'herbe. À la place, il a foncé dans la petite bute de verdure comme un gamin capricieux. Un souffle m'a pris le ventre quand je l'ai vu, et je m'apprêtais à lui crier de faire attention, mais Nightingale n'est pas tombé. Il s'est juste posté devant les barbelés de l'enclos, sa chaise toute de traviole dans les mauvaises herbes et m'a dit :

— Phœbé, j'ai besoin de ton aide.

J'avais sa cigarette entre mes lèvres, comme s'il s'agissait d'une brindille de foin que les fermiers mâchonnent souvent. J'aurais dû râler, lui dire que ça allait trop loin, qu'on pourrait juste rentrer et qu'il ne pouvait pas aller voir ses juments de Diomède et que c'était comme ça. Mais au final, je n'ai rien dit, je l'ai juste pris sur mes épaules, et on est passé de l'autre côté. J'avais envie de voir des chevaux.

#

— Ton histoire, Phœbé.

— Ma sœur est morte.

— C'est pour ça que tu es là ?

J'avais mâchouillé le bout de la cigarette qu'il m'avait donné. Je n'avais pas de feu, et je n'allais pas la fumer dans la longue heure qui venait. Le petit bout couleur sable avait un goût de paille toute sèche.

Je n'ai pas tout de suite répondu. À la place, j'ai juste ouvert les yeux. Je sentais Nightingale respirer à côté de moi, lui aussi était étalé dans les herbes hautes. Son fauteuil nous regardait tristement derrière la clôture, comme un vieil ami laissé à l'abandon.

J'aurais pu parler de la drôle de joie sur le visage de Night alors qu'on s'était mis à parler de la mort. J'autais pu parler des bois de bouleaux qui fragmentaient l'horizon. J'aurais pu parler des herbes qui parlaient entres elles, curieuses de voir deux humains s'allonger dans leur lit. J'aurais pu parler de mes jambes, qui prenaient gentiment racine dans le champs. On attendait les juments de Diomède, même si on n'avait pas eu la patience de téléphoner pour prendre rendez-vous avec elles.

— Je pense que oui, c'est pour ça que je suis là Nightingale.

— Tu ne vas pas me raconter ?

J'aurais pu lui répéter les mots que j'avais appris par cœur pour les gens qui me posaient cette question. Mais je n'en ai rien fait.

— C'est toujours les trop bonnes personnes qui meurent.

« Tu sais, c'est drôle Night', mais j'ai jamais dis à ma sœur qu'elle était quelqu'un de bien. Ça crevait les yeux pourtant, elle faisait gonfler les cœurs. Et puis tu sais, j'aurais bien voulu crever à sa place parce que le monde aurait mieux tourné sans moi que sans elle. Les âmes les plus pures n'ont jamais le temps de rappeler à assez de monde que la vie est plutôt belle. Au fond du gouffre de l'existence, quand le monde et les hommes seront finis, je finirais avec deux grands-pères et un pauvre chien. Aucun de nous quatre ne pourra sourire, parce qu'on aura oublié depuis longtemps comment il faut faire. T'imagines ? Juste une poignée de cons qui se détestent eux-mêmes.

« Tu sais Night', elle est morte dans sa douche, en glissant, en s'éclatant la cervelle. Y'a rien de plus con. Elle aurait pas écouté ce morceau, elle se serait savonnée deux minutes plus tôt, elle aurait attendu de diner avant d'aller se laver, et ce serait pas arrivé. La vie tient au battement fragile d'une aile d'abeille.

« Tu sais Night', des fois nos parents meurent doucement dans leurs carcasses. Je crois que les miens ont vraiment commencé à pourrir de l'intérieur quand ils avaient versé toutes leurs larmes. Ma mère ne bouffe plus. Mon père déchire en petit morceaux les emballages de céréales à longueur de journée. Leurs regards ressemblent à des perles enduites de crasse.

« Tu sais Night', mes gosses n'auront pas de cousins.

« Tu sais Night', des fois, j'ai l'impression que je ne suis plus rien d'autre qu'une carapace articulée. Un pantin assez magique pour bouger. Rien d'autre. J'arrive pas à être en colère, ou triste. J'suis juste Phœbé, capable de langage pas plus complexe que ça. J'suis juste une ombre, qui prend trop d'espace alors qu'elle devrait pas.

J'ai fixé les firmaments. La lumière se tortillait comme un ver entre les nuages aussi fins que les cheveux de ma sœur. Le vent décidait sur quelle musique il voulait faire danser le ciel.

Des sabots ont froissé l'herbe derrière ma tête. J'ai senti le museau des juments de Diomède se pencher sur mon front, et leurs souffles de bêtes m'ont réchauffé les pensées. Leurs voix ont vrombis dans leur gorge.

— Vous êtes bien vivants.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 16, 2023 ⏰

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Phœbé et l'époque bleueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant