Mourir

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Cet implacable poids logé au cœur de ta poitrine.

Depuis tout petit, il t'accable et ne te quitte plus. Tu ne sais plus réellement ce que c'est qu'avancer vers la vie avec innocence, douceur, légèreté. Voilà bien longtemps que ton corps pourtant affaibli soulève une lourdeur aux ambitions grossissantes et envahissantes.

Suis-moi, quelques années auparavant. Éprouve encore la lenteur de cet après-midi de fin d'été, qui semblait s'allonger à travers la moiteur pesante qui traversait les rideaux.  Ceux-ci ne parvenaient pas à arrêter l'assaut des rayons du soleil, tranchant comme une lame de lumière, une brève lueur de vie n'aspirant qu'à parvenir vers toi, qu'à t'attirer dans ses bras. Un éclair d'existence qui tenta cet après-midi un ultime assaut avant de te protéger de l'épée de Damoclès, menaçante, pesante, trônant au dessus de toi.

On t'appelle le Corbeau, en raison de l'impénétrable rideau de fer qui te sert d'apparence. Cet après-midi d'été, où ton exécrable noirceur l'a définitivement emportée sur la candeur de ce que tu étais, un jeune humain pénétrant dans sa vie, l'apprivoisant à tâtons, sa vie, et n'y découvrant avec horreur que la cruauté des plus Grands, le mépris des plus Aimés, le rejet des plus Admirés. Te voilà méditant à sur ces affronts, sur ton lit moelleux, où peu à peu tu t'enfonces dans un cercle vicieux et infernal, t'emportant en des territoires hostiles.

Jeune humain malheureux qui sentait en lui cette boule de feu glacé peu à peu s'animer, et doucement l'alourdir. Cet après-midi d'été, où tu es définitivement devenu le Corbeau, cette partie de toi-même la bouche béante, n'attendant qu'à être nourrie de méchanceté pour éclore. Cette sombre partie croissante dans le cœur d'un jeune humain, t'annihilant, lui auparavant si avide de réalité et d'existence.

Ce jeune homme qui n'était auparavant personne devint quelqu'un, grâce au Corbeau qui s'était emparé de lui. Il lui offrit la possibilité d'exister dans le regard des autres, à travers leur crainte et leur mépris. Désormais armé d'une puissance nouvelle, d'un nouveau courage inépuisable face à l'adversité du jour, tu te sens plus fort que la lumière, plus fort que la vie. Tu penses échapper à son macabre manège en la méprisant. Ton corps maigre, décharné est une insulte envers elle, les courbes délicates et brisées de ton enveloppe charnelle ne t'évoquent que ta laideur intérieure. Tu ne te vois que tel que tu te fabules, un être noir et reclus dans sa douleur, dans sa colère. La gorge déployée, tu réponds à l'espoir par un rire sardonique. Tu ne veux pas de leur aide, tu ne veux pas qu'on te comprenne, tu ne veux surtout pas qu'on t'aime. Après tout, tu es devenu un Corbeau. Les Corbeaux sont craints mais jamais aimés. Comment parvenir jusqu'à ton âme écorchée, tendre Corbeau ?

Inexorablement, tu t'enfermes dans un palais d'ombre et te recroquevilles sous ton armure de plumes terrifiantes. Tu es craint, évité, cela te plaît. Tu exècres la pitié, tu abhorres l'amour, tu réprouves tes propres sentiments jusqu'à leur annihilation entière. Il te paraît inimaginable d'offrir une place sur ton imposant trône à une Reine. Les femmes ne sont pour toi que des harpies, des succubes, des sangsues, aspirant ta puissance. Nul ne m'approchera jamais, te convainquais-tu. Tu as peur, jeune Corbeau. Tu crains de nourrir ta puissance par l'ardeur des émotions, tendre erreur de celui qui refuse son cœur.

Tu te berces de caressantes illusions pour noyer ton aveuglement, qui t'apaisent le temps d'une fumée, aussi vite disparue dans l'éther qu'elle s'est formée au creux de tes commissures, apaisées par l'odeur cafardeuse. Tu la contemples, cette fumée libératrice sans parvenir à la saisir et la retenir. Elle s'envole et s'échappe, elle résiste à ton emprise possessive. Cette moindre rébellion te met aisément hors de toi. Tu aimes qu'on t'appartienne, dès lors que tu fais l'honneur de ton élection. Mais ne va pas trop vite. Présentement, tout ce que tu détiens précieusement dans la courbe de tes doigts longs, fins, brisés, sont les volutes blanchâtres qui tournoient dans l'air saturé de ton château, où tu te retires le temps de quelques bouffées. Tu t'enfonces chaque jour un peu plus dans ton univers parallèle, protégé de murs de fumée, où nul risque que la violence ne t'atteigne. Tu te laisses bercer par cet air ouaté que tu alimentes de tes douces lèvres, et tu expires à t'en briser les poumons, jusqu'à exulter, expirer entièrement cette souffrance qui t'attaque le corps. La chute est rude, petit Corbeau. Gare au monde de la vie.

Tu te crois invincible face au temps qui passe car tu penses avoir choisi et accepté en toute puissance la façon dont tu le subiras : tu seras un guerrier, un soldat de la nuit, ne vivant que pour mourir. Lune après lune, tu t'appliques à une lente et sensuelle destruction de ton âme jusqu'à  son implosion. Tu veux détruire toute lumière, tout espoir. Tu ne crois qu'en la souffrance et n'aspire qu'à brûler, qu'à piller les âmes tendres et innocentes telles que tu n'as su conserver la tienne. Nul autre espoir que la fuite en avant pour ton esprit en perdition. Tu ne réclames nulle rédemption, tu te crois déjà perdu. Ton démon t'emporte en des contrées bien plus hostiles, où seule la violence se fait reine pour rester debout. Tu te dresses fier et combatif face à l'adversité qu'est l'enfance volée, du souvenir de la tendresse évaporée. Tu ne te rêves que guerrier ensanglanté, soldat tortionnaire pour vaincre le chérubin supplicié, maltraité.

Tandis que tu levais ton visage abîmé vers la maternelle et protectrice lune pour lui hurler la haine qui coulait dans tes veines, d'autres perles humides se tournaient vers elle, de l'autre côté du pays. Une autre âme réclamait la protection de la lumière dans la nuit noire. Bien loin de toi, un autre univers parallèle, bien différent du tien, était entrain de se fissurer brutalement. Une autre âme priait la Mère de l'aider. La Lune vous écoutait tout deux. Un délicat sourire ornait son visage, enfin, deux âmes se déclaraient.

Elle vous savait liés par les liens du chaos, qui unit et détruit. Elle vous unirait, et saurait dissimuler votre passion naissante de la violence de la vie.

Elle vous avait élus parmi ses plus macabres noctambules.

« Soles occidere et reddire possunt »Où les histoires vivent. Découvrez maintenant