45 minutes et 38 secondes

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Je me souviens de ce jour comme si c'était hier. J'étais en seconde. C'était un vendredi après-midi, début janvier, juste après la rentrée. Je sortais de mon cours de biologie en groupe, j'avais mon sac aussi arrondi qu'une carapace de tortue — adoptant même ce vert un peu flashy de cette édition limitée d'Eastpak — à cause de la blouse blanche de chimie et des affaires de sport qui parfumaient tout cet habitacle refermé sur lui-même. Il était quinze heures trente, je me posais dans le bus dans un grand éclat, calant la tête contre la vitre, les écouteurs déjà dans les oreilles. J'aimais beaucoup écouter quelque chose de doux pour terminer cette lourde journée et je fredonnais même parfois.

J'avais cette chance de monter un arrêt avant tout le monde, comme le gymnase n'était pas juste à côté du lycée. Je pouvais ainsi choisir mon emplacement et profiter du calme avant la tempête. Les étudiants, les collégiens, tout ce joyeux monde se mélangeraient dès le stop suivant, me vrillant les tympans au passage. C'était donc mon moment à moi et pour rien au monde je ne l'échangerais.

Ce vendredi, je regardais le bus arriver à cet arrêt du square du Luxembourg, je comptais les personnes qui attendaient fébrilement le numéro cinquante. Il pleuvait et quelques-uns avaient les parapluies d'ouvert au-dessus de leur tête. Les élèves montaient, parfois accompagnés d'adultes qui se perdaient dans la masse de tous ces adolescents. Ils défilaient les uns après les autres devant moi, n'osant pas s'asseoir à la place de la coquille de tortue. Et à la toute fin, j'avais croisé des yeux que je connaissais très vaguement. Un sourire sur les lèvres, un signe de tête, la carapace sur les genoux et ces deux pupilles olive étaient à mes côtés.

Ces dernières appartenaient à Noah Petit, un vieux camarade de collège. On ne s'était pas vraiment parlé. En fait, je crois que mis à part bonjour et au revoir, aucun autre mot n'avait franchi nos lèvres respectives. Tout ce que je retiens de lui, c'est qu'il faisait partie du club des trois, tout comme moi. Avec Léa, une artiste qui a de l'or au bout des doigts, Noah et moi, nous avions immigré vers un autre lycée que celui de notre secteur. Moi, c'était sous le couvert de ma professeure de français qui exigeait que je rentre dans l'atelier d'écriture, pour la jeune femme, c'était l'option lourde d'arts plastiques et pour mon voisin éphémère, celle de cinéma et audiovisuel, secteurs dans lesquels il rêvait de travailler. Je parlais un peu avec Léa, surtout parce que j'admirais ses dessins et que je favorisais tout ce qu'elle postait sur Twitter. J'aimerais qu'elle se fasse connaître, un de ces jours.

Nous n'habitions pas la même ville, mais nous prenions le bus cinquante tous les matins et tous les soirs, quand nos horaires coïncidaient, ce qui était rare, malheureusement. Dans cette boîte roulante remplie d'élèves bruyants, je ne connaissais qu'eux. Alors, à défaut d'amis, j'avais ma musique.

Et pendant ces quarante-cinq minutes de trajet, jusqu'à ce que je frappe l'épaule de mon voisin et que j'enlève un écouteur pour entendre sa réponse, je ne pipais aucun mot. Je ne savais pas quoi dire, je ne savais pas quoi faire, j'avais l'impression de déranger plus qu'autre chose. Je l'observais faire, mettre son casque sur ses oreilles, d'un rouge assorti à celui de son sac, poser sa tête sur l'accoudoir du haut et souffler de je ne sais quoi — je n'espère pas d'exaspération. Parfois, il fermait les yeux et je faisais de même, priant pour ne pas rater mon arrêt.

Ce qu'il faut retenir dans cette fameuse journée de ce fameux vendredi, c'est que ce fut la première d'une très longue liste. Chaque fin de semaine, je me retrouvais avec mon sac-carapace et lui venait s'asseoir juste à côté de moi. J'ai même fini par dire à une fille qui voulait me rejoindre que la place était réservée. Je ne me voyais pas faire ce chemin de quarante-cinq minutes sans mon voisin attitré.

C'est au bout de la seizième fois, à la toute fin de l'année de seconde, que j'ai commencé à ressentir quelque chose. Cette joie indescriptible quand il montait dans le bus, ce sourire lorsque je l'apercevais attendre au Square du Luxembourg, son casque déjà sur les oreilles, qu'il enlevait systématiquement pour me saluer. Cette plénitude pendant le trajet, où j'avais décidé d'arrêter de me poser des questions si je devais ou non lui adresser la parole. Cette petite déchirure quand je me levais et qu'il me lançait cette sorte de sourire au moment où il me disait au revoir. Cette sensation de marcher sur un nuage en sortant, les lèvres étirées jusqu'aux oreilles. La même nuit de ce même seizième vendredi, j'avais rêvé de lui. Je lui adressais la parole, qu'on discutait musique, qu'on débattait film, que je lui montrais ce que j'écrivais. Le samedi matin, juste avant ma leçon de conduite, j'avais observé mon reflet dans le miroir, j'avais tiré mes cernes et je m'étais dit à moi-même.

A la recherche du temps perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant