Première lettre : Édouard Cleton.

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[Illustration : MarthaLyons sur DevianArt.]

Mon arrière-grand-père, ton arrière-arrière-grand-père, était le plus grand utopiste de la famille.
Je commence déjà à frémir, rien qu'en imaginant la plume guidée par les doigts de ma mère.
De ce que ma mère disait,
sa grand-mère le voyait toujours la tête inclinée vers le ciel, énumérant les étoiles mêmes invisibles du jour. Je n'ai jamais connu Édouard, mais je sais qu'il rêvait de devenir un grand astronaute, un homme de l'espace qui poserait ses pieds sur Mars, qui nommerait des constellations à son nom -de nombreuses constellations- et qui mettrait un peu de couleur dans l'obscurité spatiale.
Je me suis jamais intéressé au domaine spatiale. Peut-être que je devrais maintenant ?
Partout où Édouard allait, l'espace le suivait. La première fois que je suis entrée dans sa chambre après sa mort, chambre qui doit maintenant appartenir à une vielle dame réfugiée dans la maison de retraite...
La maison de retraite de Corensi ?
J'ai entendu dire qu'ils ont construit le bâtiment par-dessus la maison qui s'y trouvait. C'était donc celle d'Édouard ?
Ses murs étaient peints d'un noir intense et de petites étoiles d'un jaune éclatant, qui pourrait t'hypnotiser en quelques secondes, Thomas.
À chaque fois que ma mère répète mon prénom, un frisson s'ajoute aux autres. Elle avait déjà choisi...
Et pendant que je restais au beau milieu de tous ces murs, j'avais l'impression de l'avoir toujours connu. Je ressentais son vécu
à travers ces murs. Ça peut paraître idiot, mais, parfois je sentais sa présence dans cette pièce, un léger souffle derrière mon dos.
Non ce n'est pas idiot, Maman.
Wow, c'est la première fois que je l'appelle de cette façon, et que, du même temps, j'ai l'impression de m'adresser à elle directement.
Édouard vécut comme tout le
monde, il délivra son coeur, fonda une famille, mais, il n'avait jamais encore visité la Lune. Puis un jour, deux hommes ont toqués à sa porte. Je suis sûre que ces hommes ressemblaient aux services secrets, vêtus de costumes noirs et de lunettes de soleil. C'est exactement ce genre d'homme qui emmène un vieil homme sur le chemin de la mort.
Le chemin de la mort?
Au moment où ces deux hommes annonçèrent que ton arrière-arrière-grand-père partait dans l'espace pour un test sur Mars, je suis certaine qu'il sautilla partout, qu'il embrassa sa femme et ses enfants, qu'il chevaucha les escaliers, qu'il confectionna ses valises et qu'il s'enfonça dans la voiture, sans même une réflexion, direction l'espace. Tu peux même le retrouver sur un des journaux, son casque dans les mains et avec des petites lunettes. C'est sur ce journal que je l'ai vu pour la première fois.
Il me faut ce journal !
Pour en revenir à la petite histoire, Édouard ne savait sûrement pas qu'il prenait la direction mortel.
Il faut que tu saches une chose Thomas. Dans cette famille, c'est les rêves qui nous tuent. Personne n'est mort naturellement.bNos souhaits engendrent la mort.
Comme une sorte de malédiction...?
Comme une sorte de malédiction.
Cette impression qu'elle me réponde, malheureusement, n'était qu'une illusion...
Je suis désolée, tu es tombé dans la mauvaise famille, Thomas.
Ça n'existe pas les malédictions.
Mince, les coups que tu me donnes sont brutaux, j'ai vraiment l'impression que tu essayes de me parler.
Essayes-tu?
Comment me souvenir ?
Quoiqu'il en soit, c'est son rêve qui coûta la vie à Édouard. Lors du lancement, la fusée explosa en miette, Édouard avec. Aucun survivant. Je n'imagine même pas la peine de sa femme et de ses petites filles...
On n'imagine pas ce genre de chose, jusqu'à que cela nous arrive.
J'aurai voulu connaître Édouard. Je me pose, quelque fois, des questions sur l'espace, ce vide mystérieux. Peut-être qu'il aurait pu me répondre, s'il était toujours en vie...

J'éprouve comme un bouilli dans mon estomac, une envie de vomir tout ce qui s'y forme. Désormais, je ne frémis plus, mais lorsque mes paupières sont closes, je perçois encore sa douce écriture.
Puis une suite successive se compose, débutant par le rêve d'Édouard, son décès et enfin cette mystérieuse malédiction. Une famille maudite. Nous serions donc damné comme dans un mauvais scénario? Pour confirmation, il faudrait que je consulte la suite, pourtant, je porte une confiance aveugle à ma mère.
Pourquoi mentirait-elle ?
Mais c'est de la folie !
Midi approche, et je me suis promis, intérieurement, de trouver ce journal. ? Je ne sais pas encore. Mais je trouverais...

****
Arrivé sur la grande esplanade de Conrensi, les passants me heurtent et m'assiègent, me barricadant le chemin. En me faisant chambouler par le désordre du chahut, j'analyse les restaurants ouverts, bondés de touristes, principalement délectant du champagne premier prix ou dégustant des moules-frites à volonté. La première fois que j'ai dîné dans un restaurant, c'était avec mon meilleur ami et sa mère, Céline. C'était cette femme que j'identifiais comme le plus proche exemple maternel. Mais, après cette lettre, je n'identifie plus, car pour la première fois, je ne suis plus contraint de répondre d'un signe négatif de la tête. Cependant, j'ai traversé toute la ville, tous les kiosques et librairies pour trouver ma quête, mais, personne ne collectionne les vieux journaux. Je me retrouve donc à retraverser la place, le dos sans cesse courbé pour paraître plus petit dans cette foule touristique. Enfin dans les petits boulevards, j'arpente les pavés en imitant Édouard : regarder le ciel et compter les étoiles inexistantes. À vrai dire, cela aiguise beaucoup l'imagination et la perception. Alors que j'abaisse le front, je déboule, nez à nez, devant la maison de retraite que j'examine à présent d'un air interrogateur. J'imagine un panneau rectangulaire, planté devant la bâtisse avec écrit :
« Ici, se trouvait la maison d'Édouard Cleton. »
J'écoule encore quelques minutes de mon temps devant le perron, puis, d'un air nonchalant, je hausse les épaules et reprend ma route vers ma chambre étudiante pour accueillir cette prochaine lettre.

Cher Thomas... Où les histoires vivent. Découvrez maintenant