Ces choses-là sont maintenant du passé. Pourquoi me reviennent-elles en mémoire, à l'orée du sommeil ? Je ne sais, où, plutôt, je ne désire pas le savoir.
C'était une soirée donnée chez une jeune fille de ma connaissance. Nous étions étudiants, et j'y avais été invité par une amie, Christine, que tout le monde surnommai Tine. Il y avait là une quinzaine de personnes, on y discutait autour d'un verre, de petits groupes se formaient, on mettait de la musique, certains sortaient fumer pendant que d'autres en profitaient pour danser un peu, lorsque les chansons leur plaisaient. C'était, somme toute, un moment agréable et sans prétention.
C'est à la fin de la soirée que je le vis. Au moment où, avant de rentrer, on cherche à récupérer les bouteilles ou les cigarettes que l'on a amenées et qui manifestent une certaine propension à se voir, en ces circonstances, douées d'une vie propre leur conférant le pouvoir de s'évaporer sans laisser de traces...
C'était un jeune homme que peu de gens connaissaient vraiment, hormis notre hôtesse et ses proches. Il se singularisait, ce n'était pas la première fois que je le voyais, par le petit caméscope qui ne le quittait jamais. À cette époque, vers 1995, c'était encore un équipement relativement rare chez un étudiant. Il filmait nos soirées, sans rien dire, posant parfois sa caméra en la laissant tourner pour participer à une conversation, filmant au jugé, ou bien nous regardant, depuis un coin plus sombre. Nous étions habitués à lui, et personne ne prenait garde au fait d'être filmé : il était alors évident pour tous que ces enregistrements ne pourraient jamais être diffusés, avions nous la faiblesse de penser.
C'était un garçon paradoxalement discret. Il ne buvait pas, et parlait peu. Sans doute parce que sa voix était atroce, avec des couinements, presque une voix de vieillard, en discordance avec son âge. Il était plutôt maigre, les cheveux longs, toujours seul. Pour dire vrai, nous oubliions sa présence, tant il était souvent derrière sa caméra. Un être insignifiant, transparent, et, à le voir soigneusement évité par les jeunes filles qui ne le connaissaient pas, je me demandais même en m'amusant, sous l'effet de l'alcool, s'il n'était pas invisible à leurs yeux.
Lorsque j'y repense, je me demande ce qu'il avait compris. ll filmait notre vie comme un court métrage, sans scénario, sans montage, des tranches de vie brutes, sans fioritures. Voulait-il se constituer des souvenirs ? Avait-il pris le parti de considérer la vie comme un gigantesque spectacle dont il s'efforçait, pour se donner une contenance, d'être le metteur en scène ? Était-ce quelque aventurier de la philosophie, ayant pris le parti de considérer la vie d'un point de vue shakespearien, ou un simple vaniteux voulant se donner une contenance ? Je ne me posais pas ce genre de questions, mais, à présent, lorsque j'y réfléchis, je me demande si, dans son attitude, il n'était pas, en quelque sorte, plus réel que nous.
Nous fêtions la réussite aux concours de Lorelei, notre hôtesse, qui devait intégrer l'année suivante, loin de la ville où nous étions, une école d'ingénieur. J'avais participé à la soirée par épisode, sortant quelquefois pour fumer, car j'avais alors cette détestable habitude. Il s'avéra que je me trouvais dans les derniers à partir. C'est alors que je remarquais le jeune homme à la caméra : il était assis sur les marches d'un appartement voisin de celui de Lorelei, à moitié dans l'ombre, et il pleurait. Il faisait ce qu'il pouvait pour le cacher, mais c'était bien visible.
Je demandais à un compagnon, qui quittait lui aussi la soirée, s'il savait ce qui c'était passé. « Rien, je crois. Lorelei a un peu bu, à un moment elle est allée vers lui, retenue par ses amis, et elle lui a dit un truc, mais je n'ai pas entendu. Ça l'a frappé, il est resté immobile, puis il a posé sa caméra et il est sorti. Je le croyais parti. Je crois qu'il s'appelle Franck. »
En temps normal, je ne me serais pas attardé sur un avorton pleurnichard dans son genre. Enfin, c'était ainsi que je voyais, à l'époque, les hommes capables de pleurer. Parce que j'avais réussi à séduire quelques filles, je pensais avoir tout compris à la vie. J'étais stupide, mais j'en étais fier, prenant les limites de mon entendement pour l'horizon du monde. À l'époque, je faisais partie d'une troupe de théâtre amateur, pas grand-chose en vérité, le genre de troupe montée par un de nos professeurs de littérature à l'université, que j'avais intégrée, en fait, parce qu'une des filles qui y appartenait, la fameuse Tine, m'intéressait, avant que je découvre qu'elle aussi préférait les filles... Je m'étais toutefois pris au jeu, et j'aimais bien nos petites pièces que nous pensions « engagées » parce qu'elles soufflaient dans le sens du vent, et j'aurais bien aimé pouvoir, parfois, nous filmer. La caméra de Franck m'intéressait donc bien davantage que lui. C'est pour cela qu'au lieu de rentrer immédiatement, je me dirigeais vers ce pleurnichard en feignant d'afficher toutes les marques d'une grande sollicitude. Le théâtre, ça aide.
— Ça va pas ?
— Pas très fort.
— Un problème ?
— Plusieurs. Ou bien un seul : l'existence.
Bon, ça commençait mal. Était-il suicidaire ? Je ne le pensais pas. Nous n'étions pas très loin des quais du fleuve, mais tout de même... Et puis, dans ce cas, adieu la caméra. À moins qu'il ne la pose sur un banc avant de faire le grand plongeon... non, je n'étais pas encore aussi cynique. Je m'assis à côté de lui un moment. Découvrant qu'il habitait dans la même direction que moi, je me proposais de faire un bout de chemin avec lui. Sa tristesse débordait, il avait sans doute besoin de s'épancher. Il ne voulut pas toutefois partir tout de suite. Il tira un mouchoir et s'épongea les yeux.
— Je dois récupérer ma caméra... et puis Lorelei... Je dois la voir. Dire au revoir, comme si c'était possible...
Il rentra un petit moment. Vu de près, c'est vrai qu'il n'était pas bien beau. Son cou partait en avant, comme s'il penchait la tête sur sa poitrine, il avait un œil presque fermé, avec une paupière qui vibrait seule, ce qui était gênant si on le regardait longtemps. En plus, il n'était pas vraiment habillé à la dernière mode, et on voyait bien, à ses longs membres maigres, que le sport n'était pas une de ses activités préférées. Lorsqu'il marchait, il était comme un peu tordu, on ne savait pas vraiment d'ou, mais l'impression en était pénible. Par contre, y a pas à dire, il savait parler, et même bien. Le genre de garçon à passer ses soirées le nez dans les livres.
Il revint avec la caméra, et filma quelque seconde la façade de l'appartement. « Plus de batterie, dit-il, c'est vraiment la fin. » Je lui demandais s'il réalisait de bons films. — Je ne fais pas de films. Je vole des moments, des instants compactés, comme des morceaux de souvenirs, pour en faire, plus tard, une histoire, pour réécrire ma vie, réenchanter mon monde, si l'on veut l'exprimer avec quelque excessive grandiloquence. Aujourd'hui, c'est le clap de fin de ce qui aurait pu être une merveilleuse séquence...
Je sentis que, de nouveau, il était au bord des larmes. Il était homo ou quoi, pour être aussi sensible et chialer comme une madeleine ? Tout en rentrant, il me raconta son histoire. Elle était, somme toute, d'une banalité désespérante, n'était sa conclusion, qui ne manquait pas d'intérêt. Malgré sa voix de canard enroué difficile à supporter, je l'écoutais. On pouvait facilement se prendre à son récit, si l'on se retenait se lui crier ce qu'il aurait du faire dans les différentes situations qu'il me décrivait. Ce que n'importe quel homme véritable aurait fait, et ce dont, visiblement, il n'était pas capable. À la fin, je ne savais même plus s'il était simplement puceau et empoté, totalement paumé en matière de filles, ou bien encore coincé quelque part entre le dix-neuvième siècle et l'antiquité. Bref, pour moi, je ne m'étais pas trompé : c'était bien un pauvre type. S'il en tourne, il devait même être impuissant.
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LE JEUNE HOMME TRISTE
General FictionAprès une soirée, un joyeux drille croise le chemin d'un jeune homme mélancolique et solitaire...