J'abrite un monstre en moi.
Le terme « abriter » n'est peut-être pas le plus approprié, mais c'est bien celui qui décrit ma singulière situation. À vrai dire, ce monstre n'est pas vraiment dangereux pour tout autre que moi. Je suis sa seule nourriture. Ce qu'il consomme, ce qu'il avale sans repos, c'est ce qui aurait dû constituer les joies simples de ma vie.
La plupart du temps, le monstre sommeille. Il est des plus discret. Pendant des années, je n'ai pas soupçonné sa présence. Lorsqu'il s'est manifesté, la première fois, il m'a surpris. Il nous a surpris, car, bien évidemment, je n'étais pas seul. Pour qu'il se découvre, pour qu'il surgisse, je ne dois pas être seul. Il lui faut absolument la présence d'une femme pour qu'il puisse se nourrir, dévorant ma jeunesse.
Il se sait indestructible, et il vivra aussi longtemps que moi. Je ne peux me séparer de lui, pas plus qu'il n'aurait d'existence sans moi. Il n'a pas de forme précise, il se manifeste juste dans mon esprit et dans mon corps. Je n'ai pas eu longtemps à chercher son refuge. Il me souriait depuis les bords de sa tanière. Il n'a aucune connaissance du bien ou du mal, il se contente d'être, de rester en place, aux aguets. Il habite ma mémoire.
Il y a des monstres dans nos mémoires.
Il s'est révélé à moi par une soirée d'hiver. Je devais avoir une vingtaine d'années. Ayant toujours accordé plus d'importance au travail qu'au loisir, il se trouvait qu'à cet âge, je n'avais jamais même simplement embrassé une fille. J'établissais sans doute ainsi, même à l'époque, une sorte de record stupide et peu enviable.
Elle se nommait Mary. J'avais fait sa connaissance quelques jours plus tôt, lors d'une séance de travaux pratiques, à l'université. J'étais à ce moment désespérément amoureux d'une autre étudiante, Hélène, qui ne m'accordait que peu d'attention. Toutefois, Mary me plaisait. Elle avait quelques amies, vives et gentilles, et son regard bleu avait tendance à me faire rêvasser un peu. J'aimais sa coupe courte, son visage mangé par ses lunettes, sa voix marquée par un accent léger dont j'ignorais la provenance. Toutefois, ayant appris qu'elle avait un petit ami, je n'attendais rien d'elle. À la dérobée, pendant un cours, je regardais ses doigts fins, ses mains souples. Je lui fis remarquer qu'elle avait de jolies bagues. Je n'imaginais rien, je la trouvais simplement jolie. Pour tout dire, Hélène, assise quelques rangées plus avant, monopolisait par trop les attentions de mon cœur.
La concentration nécessaire à l'étude du sujet du cours fit taire les velléités aventureuses de mes désirs, mais, lorsque l'heure de se quitter fut venue, j'espérais simplement pouvoir saluer Hélène, lui adresser deux mots à la sortie du cours. Jamais je ne me serais attendu à ce que Mary me propose d'aller diner avec elle. Pourtant, elle le fit. Étonné et stupide, je lui demandai d'attendre juste une minute, espérant entrapercevoir Hélène dans la foule des étudiantes quittant l'amphithéâtre. Mary attendait, immobile à mon côté, et je dois avouer que je ne la voyais pas. Il n'y avait qu'Hélène, qui passa finalement à côté de moi en répondant à peine à mon salut. Mary avait, ce n'était pas difficile, bien plus d'expérience que moi, et, d'un regard, elle avait tout compris. Cela ne l'empêcha pas de se montrer charmante. Elle avait sa propre voiture, et je me laissai emporter vers une destination inconnue.Assis à son côté, je la regardais conduire. Me conduire. Le cours que nous avions quitté était tardif, aussi je ne fus pas étonné lorsqu'elle me dit que le restaurant où elle voulait m'inviter était fermé. Elle proposa d'aller chez moi, si je l'invitais. Trop heureux de l'occasion, j'acceptai sans hésiter.
Quelques heures plus tard, après un rapide souper bien peu gastronomique, nous avions fait plus amples connaissances. Elle avait commencé sa scolarité en Allemagne, d'où lui venait son accent séduisant. Elle s'y était beaucoup amusée, adorait ce pays, et le regrettait un peu. Je me perdais dans son regard, un peu trop souvent sans doute, et elle faisait tout ce qu'il fallait pour cela.
Sur la table débarrassée, nos mains se joignirent. Je caressai ses paumes, ses doigts fins, évitant l'écueil de ses bagues. Elle devait me trouver plus que maladroit. Je me penchai vers elle.
Premier baiser. Sensation douce, suave et légèrement écœurante, mais aussi follement excitante, vécue avec le recul et la lucidité de l'âge adulte.
Loin en moi, le monstre, immobile, ouvrit un œil.
YOU ARE READING
Le silence de la chair
Ficção GeralComment vivre lorsque l'on porte en soi un étrange monstre qui vous empêche d'aimer ?