Emma était sortie. Elle voulait marcher, réfléchir, éviter de s'énerver plus qu'elle ne l'était déjà. Les convives étaient partis depuis cinq bonnes minutes, mais la rage était toujours présente, dans sa tête comme dans son coeur. Ils garderont tous sans exception, un mauvais souvenir de ce dîner. Etait-ce de la jalousie, de la haine, de la violence ou de la pitié qu'ils ressentaient les uns pour les autres ?
De la rancoeur? Non. Plutôt de l'amour inexprimable, de l'amour inexprimé. Il ne s'étaient pas vus depuis la mort de leur mère, deux ans et ils avaient tous développé une capacité à se refermer sur eux-mêmes en un rien de temps. La non communication régnait sur cette fratrie. La mort les avait fait se retrouver, ici, dans les Alpes, à Thonon-les-bains, à trente kilomètres de la frontière suisse. La maison de vacances familiale. Celle-là même qui autrefois était peuplée de rires et de joie est à présent devenue le temple des cris et des larmes. Ils s'étaient disputés, déjà -cela aurait été étrange qu'aujourd'hui fut la première fois- mais jamais, jamais ils n'en étaient venus aux mains.
Quant à la haine... Non... du moins, ça n'est pas comme cela qu'Emma le percevait. Comment en étaient-ils arrivés là ? Comment tout cela avait-il commencé ?
L'espace d'un instant, ces derniers mois si douloureux à vivre lui reviennent en mémoire.
Il y a trois mois, un appel de l'hôpital de Cervens:
"Madame Garmain, votre père est décédé ce matin, des suites de"
Emma n'avait pas écouté le reste du long et solennel monologue de l'infirmière, grave, qui sans doute, devait jouer le même numéro avec des dizaines de personnes par jours.
Son père était mort. Elle, à ce moment là, le fut intérieurement. Un coup de poignard... une déchirure ... une douleur à la fois fulgurante et tenace....
Alors il y eu l'organisation des obsèques, le règlement des formalités qu'on ne veut pas remplir "avant", par peur, mais qu'on se doit de remplir pourtant, à contre coeur bien-sûr, une fois qu'il est "trop tard".
Jusque là, tout allait bien, Maxime était bien présent, Romain aussi, même si c'était plus discrètement. Rose, l'écrivain de la famille, avait tenu à superviser les discours de ceux qui avaient manifesté leur désir de lire ou dire un petit quelque chose lors des obsèques Ils étaient six : des amis ou des collègues du père. Mais ils, étaient visiblement plus venus par espoir d'obtenir une petite part de quelque chose du mort que par affection sincère.
Enfin, il y a deux semaines, cette idée de Jules, de tous se réunir, entre frères et soeurs, sans conjoints, sans enfants, "ils ne comprendraient pas". Emma repensa au "OK" qu'elle lui avait lancé , à contre coeur. A contre coeur... elle s'en souvenait. si bien... Les montagnes, au loin, étaient belles, puissantes, pures et Emma marchait.
Sombre, dans la nuit solitaire, Emma marchait. Des larmes s'éclataient sur le béton de la jetée de Thonon.