J'ai dix-huit ans et je mange le matin, parfois.

800 83 71
                                    

J'ouvre le frigo. Pas besoin de réfléchir, je sais déjà où chercher. Le lait dans le rangement sur la portière. A droite, le jus d'orange. Sans pulpe. J'aime pas le jus d'orange avec de la pulpe. Quand il y en a je n'en bois pas. Ca fait une sensation désagréable en bouche. Les fibres se coincent entre les dents. C'est très désagréable. Je préfère le jus de pomme. Ou le jus de raisin. Mais c'est rare d'avoir du jus de raisin.

« Bonjour » me dit mon frère qui vient d'entrer dans la cuisine.

- « Bonjour. »

Je ne suis pas très bavard le matin. Je ne suis pas très bavard d'ailleurs. Encore moins le matin. J'allume la radio. En général j'écoute la radio le matin. C'est une habitude. Ça fait un fond sonore. Des fois je ne l'écoute pas. Quand je suis vraiment, vraiment fatigué. Ces jours-là mes oreilles bourdonnent. Le moindre frémissement devient un hurlement. Tous les sons sont amplifiés. Ils rentrent de force dans mes oreilles. Ils martèlent mes tympans fragilisés. Et ces jours-là, en général, je suis de mauvaise humeur. Je suis souvent de mauvaise humeur le matin. Mais ces matins-là, je suis vraiment de mauvaise humeur.

J'ouvre le placard pour prendre de quoi manger. Plus de céréales. Plus de brioche. Plus de madeleines. Je demande à mon frère.

« Y a plus rien à manger ?

- Oui.

- On mange quoi alors ?

- Il reste de la baguette. »

Sur la table, la baguette de pain. Enfin ce qu'il en reste. Le croûton. Il reste toujours le croûton. A chaque fois j'ai le droit au croûton.

- « Pourquoi j'ai tout le temps le croûton ? »

C'est vrai quoi. Autant finir la baguette si c'est pour ne laisser que le croûton.

- « Parce que t'arrives tout le temps en dernier.

- Et si t'arrivais en dernier, t'aimerais que je te laisse le croûton ?

- Bah non. Mais je suis pas le dernier. Le dernier c'est toi. »

Je n'argumente pas plus. Pas envie. Les polémiques c'est pas mon truc. Surtout le matin.

A la radio passe le journal d'information. Je l'écoute d'une oreille distraite. Des fois je l'écoute des deux. Quand ça m'intéresse. Ou quand j'ai envie d'écouter. De m'occuper les oreilles.

Une chanson maintenant. Moby - One of these mornings. Une chanson lancinante qui reste dans la tête. C'est vrai. Le matin les choses restent dans la tête. Même fatigué, je suis plus réceptif. Ne parle-t-on pas de « sens en éveil » ?

C'est ça la beauté du matin. On perçoit les choses d'une autre façon. Sans toutes les altérations que l'on rencontre pendant la journée. Mais c'est aussi un calvaire. Se lever est un calvaire. Se préparer à travailler jusqu'au soir. Se dire « je dois bien gagner ma vie ». Ou  « je dois étudier, c'est important pour mon avenir ». Ou glander. C'est bien de glander. En vacances je glande beaucoup. Et je me dis que je perds mon temps. Alors que je ne fais qu'en profiter. Je le laisse couler entre mes mains. De toute façon on ne peut pas retenir le temps. Et puis à la fin des vacances je retourne au charbon. Et là je me dis que c'était pas si mal de glander, finalement.

La vie est une longue suite d'envies et de regrets. A peine la journée finie je pense à la suivante. « Qu'est-ce que je vais faire demain ? ». Ou  « qu'est-ce qu'il me reste à faire pour demain ? ». Et je repense à la journée qui est passée si vite. J'ai fait ce que j'avais à faire. Ou je ne l'ai pas fait. Je le ferai demain. Je remets souvent les choses au lendemain. C'est une mauvaise habitude. Mes parents disent que je ne sais pas gérer mon temps. Ils n'ont pas tort. Des fois je n'ai pas le temps de prendre mon petit-déjeuner. Je suis lent. Je n'ai pas le temps parce que je suis lent. Très lent. Trop. C'est un sacré handicap. On me le reproche souvent. Pourtant ce n'est pas un choix. Je ne suis pas lent pour le plaisir d'être lent. Parce que je suis un fainéant. Non. Je suis comme ça, c'est tout. Les matins où je suis fatigué, je rate le petit déjeuner. Du coup je le rate souvent. Je laisse sonner le réveil. Une fois. Puis plusieurs. Et quand je me suis rendu compte de mon retard, je me lève. Je finis toujours par me lever. A l'heure ou pas. Et je peux commencer mes activités de la journée. En ayant pris un petit déjeuner ou pas.

Un jour je ne pourrai plus me lever. Plus tard. Dans longtemps peut-être. Et ce jour-là je ne prendrai pas de petit déjeuner.

J'ai dix-huit ans et je...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant