Prends gare à toi

3 1 3
                                    


Bruit, fumée, cris, bousculade des derniers voyageurs. Sifflet, jet de vapeur, démarrage du train direction Paris-Rouen.

En voilà un de plus qui part. Pas de retardataire, ni de bagage oublié. Il semble que ce soit un bon départ de plus. Un de plus au compteur de ses 1 259 départs en gare. Il est satisfait. Ses gestes ont été précis, ses coups de sifflets arrivés au bon moment. Aller, dix minutes de pauses avant la prochaine arrivée. Puis, tout recommencera. Accueillir les nouveaux voyageurs, leur indiquer le hall de la gare, échanger deux mots avec le chauffeur, puis faire rentrer les nouveaux passagers. En attendant, il décide d'aller fumer. Il trouve un bosquet charmant, qui contraste avec le fond gris de la ville. Il allume sa pipe, inspire, puis se détend. Le voilà apaisé. Il est seul, et c'est parce qu'il sait que cet instant ne durera pas qu'il en mesure l'intensité. Son regard se porte sur sa pipe, le tabac se consume petit à petit. Détail inutile, mais qui l'intrigue. Le poison rougeoie, puis devient noir. Comme si tout était éphémère. Un instant source précieuse de bien-être, l'instant suivant inutile cendre noir. Qu'importe, il prend une autre bouffée. Il voit les volutes de vapeur blanche, qui s'envolent. Ils s'élancent vers le ciel, élégants et libres, témoins de l'activité des hommes quelques mètres plus bas, rappel incessant qu'il faudra bien retourner travailler. Qu'importe, il n'a pas fini de fumer. Une odeur douce lui parvient. Un mélange de curry et de cannelle, d'ail et de safran. En une respiration, notre fumeur matinal part en voyage à l'autre bout du monde. Il s'imagine avoir suivi ses rêves, être devenu journaliste. Voyager dans la campagne, côtoyer le beau monde parisien, et même, qui sait, partir à l'autre bout du monde, nommé Asie ou Amérique. Mais il est là, parce qu'il faut bien trouver un travail. Dans ce monde, rêver n'est un métier que pour les plus riches. Qu'importe, il prend une autre bouffée. Le regard fixé vers le ciel, il pense. Son esprit s'évade et l'emmène hors de cette cage matérialiste. Il voudrait tout changer, tout briser, tout stopper. Laisser derrière lui ces sons devenus naturels à force de les entendre tous les jours, ces sons qu'il n'entend plus. Partir voir de nouveaux paysages, loin de cette ville sombre et étouffante. Où sont donc ces vastes plaines dont on parlait dans les contes pour enfant ? Où sont ces rêves qu'il avait il n'y a pas si longtemps ? Quand a-t-il abandonné son avenir aux mains du temps ? Puis, il respire. Une lumière blanche apparaît dans le coin de son œil. Sans doute une hallucination due à sa fatigue incessante depuis plusieurs semaines. Les feuilles bruissent sur sa gauche. Le temps de tourner la tête il aperçoit une silhouette qui s'éloigne. Sa pipe n'a plus de tabac, et dix minutes se sont écoulées. Il est temps de revenir à la gare. A cette pensée, un étau semble lui compresser la poitrine. Il ne peut pas. Il ne veut pas. Ses mains tremblent, et la pipe s'étend sur le sol, le tabac formant une route sombre et courte, prête à l'emmener au bout du monde si elle se prolongeait. Ses jambes ne veulent pas bouger, comme une rébellion contre cette injonction du mouvement. Comme si elles lui disaient qu'il vaut mieux rester en place que de bouger sans but. Il ne peut pas leur laisser le contrôle ! Il force son esprit, et entame lentement la marche vers son poste de travail. Bruit, fumée, cris, bousculade. Sifflet, jet de vapeur, démarrage du train direction Paris-Brocéliande.


Prochain arrêt : EldoradoWhere stories live. Discover now