Je sortais à peine de chez le coiffeur. Quelle bizarrerie, le coiffeur en plein hiver. Un hiver infernal qui plus est, le plus terrible de ces trente derniers années dans la ville de M. C'était ma mère l'auteur de cette idée lumineuse , de juste me faire "dégager les oreilles" ; ce sont souvent les mères qui sont à la base de ce genre d'originalité. Donc je sortais, la tête ratiboisée et un bonnet dans la poche, minutieusement préparé pour un grand gel cérébral. Le froid me piquait le nez au dessus de mon écharpe ; je l'ajustai légèrement et me mis en route vers la place T.
Je dérapais dangereusement à chaque pas. Damné verglas ! A chaque brise mon corps était secoué de frissons. Malgré le soleil éclatant, le mercure du thermomètre était tombé en chute libre,laissant loin derrière lui ce bon vieux 0... Pour rejoindre la place, je devais traverser quelques petites rues et surtout l'obstacle que je redoutais le plus : le passage sous la voie ferrée. Sombre endroit désert, que le soleil de ses bras lumineux n'atteignait jamais, et dans lequel la température rivalisait aisément avec celle d'un hiver sibérien.
Je marchais donc lentement, peu pressé d'y arriver, les mains dans les poches et sifflotant pour oublier le froid qui me glaçait les entrailles.Soudain un murmure, mêlé au chuchotement de la brise vint concurrencer la mélodie qui sortait de ma bouche.
Il court, il court...
Je m'arrêtai, interloqué et tendit l'oreille. Je n'entendis rien,sinon le vent s'engouffrant dans la ruelle et le ronronnement de lointains moteurs. Je secouai la tête en accusant mon imagination et ma nouvelle coiffure qui "dégageait" un peu trop mes oreilles. Je repris alors mon chemin, mais en accélérant involontairement le rythme de mes pas. Mes muscles agissaient à mon insu, ces traître ! Je me dis qu'ils réagissaient mécaniquement pour essayer de réchauffer mon corps transi. Mon appréhension grandissait au fur et à mesure que j'approchais du passage tant redouté. Je me remis a siffloter, un peu plus rapidement. Mais mon cœur fit une embardée.
Il court, il court...
Alors là c'était un peu fort ! Je fis encore une pause et retins mon souffle; une nouvelle fois la petite mélodie s'était interrompue. Elle me narguait celle-là, elle avait décidé de me mettre en rogne. Étais-je fou ? Et bien quoi ? Un fantôme ? Des murs qui parlent ? Incroyable tout de même. Une fois, passe encore pour "le trop plein d'imagination", mais deux... Je me grattai nerveusement la tête sous mon bonnet et repris la marche ; ou plutôt la course. Et oui mes jambes avaient décidé d'allonger la foulée, ces coquines, jusqu'à me faire trottiner ! Non mais ! Et la voie ferrée qui n'était plus qu'à deux ou trois rues... Je ne pouvais rien faire, sinon de m'arrêter net. Mais dès que j'essayais de mettre mon corps en mouvement, je repartais dans ce rythme endiablé. Je n'avais donc d'autre solution que d'avancer à vive allure. Je sentais mon écharpe imperceptiblement se détacher de mon cou mais au moment où j'allais mettre la main dessus, elle me glissa entre les doigts et s'envola dans le ciel bleu, portée par un vent de plus en plus violent. Soudain la voix mielleuse reprit son refrain, chantant un peu plus fort:
Il court, il court...
Je voulus freiner de nouveau ma course. Impossible. Mes jambes décidèrent même de faire des foulées de plus en plus longues, de plus en plus rapides. J'étais désarmé, et commençais à manquer de souffle. Sorcellerie ! malgré l'effort et la sueur, j'avais beaucoup plus froid qu'auparavant. Le vent s'engouffrait dans ma gorge et pénétrait le col de mon manteau. Je tournais au coin de la rue. J'aperçus alors la vois ferrée et la route effrayante qui se glissait dessous.
Il court, il court...
Il court, il court...
Ces deux mots se répétaient inlassablement dans mon crâne. Ils m'assourdissaient désormais, et aucun autre son ne parvenait à mes oreilles. Cette effroyable mélodie compressait mes tympans, et faisait vibrer l'intérieur de mon crâne. J'avançais à présent à toute allure, bien incapable de contrôler le moindre de mes nerfs.J'arrivai soudain à l'entrée du pont. La route descendait sous la voie ferrée et remontait. Je m'engageai donc la tête baissée dans le gouffre, entraîné par cette voix, tel un compagnon d'Ulysse qui va se noyer pour une femme-poisson. Patatras une plaque de verglas de trop et me voici plongeant la tête en avant dans une flaque d'eau, étrangement liquide dans ce froid polaire.
Je me relevai péniblement, gémissant et jurant tout haut. J'avais le visage trempé et des frissons convulsifs me prirent. J'étais là,dans l'obscurité, sans écharpe, et mon corps s'agitait comme une lessiveuse. Au moins la mélodie envoûtante s'était interrompue.Mais j'étais pétrifié dans la solitude, loin de toute chaleur. Quand soudain une lueur d'espoir s'offrit à mes yeux.
A terre, quelques mètres plus loin gisait une écharpe beige. Elle était ample et avait l'air moelleuse à souhait. Quelle aubaine ! Chance, cela fait longtemps que je t'attends ! J'accomplis un effort surhumain pour accomplir la distance qui me séparait d'elle. Je parvins finalement à m'en saisir. Chaude ! J'étais d'habitude quelqu'un d'assez malchanceux ; mais là je devais avouer qu'il y avait bel et bien une bonne fortune dans mon malheur. Je la contemplai : elle était en fourrure et semblait même palpiter. Oh,assez de fabulations pour aujourd'hui ! Et la douce chaleur était tellement attirante... Je m'enroulai l'écharpe autours du cou; quel bonheur! Je poussai un grognement de contentement. Que c'était agréable ! Après ce froid mordant, mon corps se réchauffait petit à petit par ma bienheureuse trouvaille. Je décidai donc de reprendre mon chemin tranquillement, et le reste de la route ne me faisait plus peur. J'interrompis brusquement ma marche. Je sentais une légère pression contre ma gorge. Imperceptible d'abord, elle se faisait de plus en plus en plus forte. Je me dis que par excès d'entrain j'avais trop serré l'écharpe. Je mis mes mains à la gorge et l'attrapai ; je la sentais bouger, effectuer des mouvements réguliers... Elle ne pouvait respirer, ça non! J'essayai violemment de l'ôter. Elle ne voulait pas relâcher sa prise.
Je luttai, soufflai, l'agrippai à deux mains... Seul dans le noir je livrais un combat à mort avec l'étoffe. L'air se faisait de plus en plus rare, le nuage de buée qui s'échappait de mes lèvres se faisait de moins en moins dense. Soudain un hurlement retentit,faisant vibrer chaque pigment de ma peau :
Il court, Il court!!!
J'ouvre les yeux. Je suis allongé à plat ventre, le nez contre le trottoir.Je porte immédiatement la main à mon cou... Rien. Je relève la tête. Je suis encore seul, sous ce même pont. Seul ? Devant moi je crois voir une petite chose en mouvement, qui se dirige vers la sortie du passage. Je me frotte les yeux. Juste avant qu'elle ne disparaisse de mon champ de vision, je distingue un petit animal, assez long, beige... Un furet.