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À force de ne pas intéresser les autres, j'ai fini par ne plus éprouver moi-même aucun intérêt pour eux.

Autrefois, j'étais pianiste-accompagnateur. Métier obscur qui n'a pas le prestige de celui de pianiste soliste. Pourtant, c'est un art exigeant qui demande une technique sans faille, une sensibilité aiguë et une modestie extrême. Il faut mettre en valeur le chanteur au service de qui vous êtes. La vedette ce n'est pas vous. Mais sans vous, la vedette est nue. J'ai accompagné les plus grandes et les plus grands, sur les scènes du monde les plus fameuses, dans la presque totalité du répertoire, allemand, français et italien. Et puis, de nouvelles générations ont peu à peu remplacé celles que j'avais servies. J'ai été de moins en moins engagé. Enfin, l'âge venant, les tournées qui exigeaient de longs déplacements me devenaient pénibles. C'est ainsi qu'après quelques années, on m'oublia.

J'ai vécu, un temps, sur mes seules économies. Mais je me suis vite rendu compte que je les aurais épuisées avant mon terme. Aussi, ai-je essayé de trouver un emploi qui fût dans mes compétences. J'ai cherché longtemps : dans ce métier, quand vous sortez des radars, comme on dit, il est très difficile d'y revenir. Et l'âge n'arrange rien à l'affaire. En désespoir de cause, parce qu'il fallait bien que j'assure ma subsistance, j'ai accepté ce poste de pianiste dans un obscur studio de danse. Mon travail se résume à jouer, dans la cadence assignée par le professeur, quelques accords simplissimes, soit plaqués, soit en arpèges, sur lesquels j'improvise parfois une mélodie impersonnelle. Il y a des disques qui font cela très bien, mais la directrice du cours, Mademoiselle Sannoy, ex-première danseuse d'un ballet de seconde zone, tient, pour le standing de son école, à employer un instrumentiste en chair et en os, un « maestro », comme elle m'appelle.

Du lundi au vendredi, de seize à vingt-deux heures, et le mercredi à partir de dix heures, transparent, j'égrène mes notes sur un piano droit qui aurait quelque besoin d'être accordé, tandis que des élèves de différents âges, suivant l'heure, s'échinent en arabesques, battements et autres jetés, sous les ordres rauques de Mademoiselle Sannoy. Aucune d'elles ne m'adresse jamais la parole. C'est comme si je formais avec le piano un ensemble cohérent de chair et de bois : je suis partie d'un instrument qui en anime l'autre partie. Telle est la forme suprême de dédain dont je suis l'objet.

Alors vous pensez bien que je ne ressens qu'une profonde indifférence pour toutes ces filles ou femmes, petites ou grandes, jolies ou laides, gracieuses ou pataudes, peu douées pour la plupart, qui s'agitent dans mon dos sous la férule de la Sannoy
— Allons, allons, mesdemoiselles, on recommence... Maestro, s'il vous plaît... Et-un-et-deux, ten-due-la-jambe !

En dehors de ces propos de circonstance, elle non plus ne m'adresse jamais un mot, si ce n'est bonjour-bonsoir, et encore, quand elle y songe. En fin de mois, je trouve mon chèque sur un coin de son bureau, dans une enveloppe à mon nom. La somme est un peu plus conséquente fin décembre, avec la carte multicolore portant pour tout message cette formule imprimée : « Joyeuses fêtes et bonne année », toujours la même : ça devait être un lot.

MaestroOù les histoires vivent. Découvrez maintenant