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Je ne garde pas un souvenir clair du moment où elle a intégré le cours. Sans doute me suis-je dit qu'elle sortait un peu du lot : mignonne à regarder, mais, malgré cela, pas taillée pour faire une danseuse. Et puis elle avait passé l'âge : quarante, quarante-cinq ans. Lambine, invariablement la dernière à finir de se rhabiller et à partir du studio.
— Bonsoir Mademoiselle Sannoy !
— Bonsoir Mathilde ! Et la porte claquait sans un mot pour moi. Rien que d'habituel.

Je l'entendis fredonner : c'était un lied tiré du Voyage d'Hiver de Schubert. J'allais quitter mon piano, mais je fus accroché par son timbre de mezzo, celui qui, pour moi, a toujours été le plus émouvant. La voix était manifestement travaillée. Bien sûr ! Qui chanterait du Schubert sans avoir pris de leçons ? Ce fut comme si quelque chose en moi se réveillait. Avant même que je l'eusse décidé, mes mains se posèrent sur le clavier et commencèrent à jouer l'accompagnement qui me revenait instantanément sous les doigts. Elle s'arrêta aussitôt. Moi, je continuai. Au couplet suivant, elle reprit à pleine voix, et avec les paroles cette fois-ci. Son chant et mes notes se mariaient dans une complicité tout en fluidité et en énergie. Je fus saisi d'une allégresse que je n'avais plus ressentie depuis des lustres, et j'entendais, dans sa voix, que cela était partagé. La Sannoy avait quitté les lieux. Elle avait laissé les clefs sur le piano, ce qui signifiait :
— Vous fermerez en sortant !

À la fin du lied, je m'attendais à ce qu'elle vînt à moi pour échanger quelques mots sur notre prestation. Au lieu de cela, après quelques instants d'un silence plein de promesses, la porte d'entrée claqua : elle était partie sans me faire l'aumône d'une seule parole.

Pour la première fois depuis longtemps, je ressentis la blessure qu'inflige le mépris. Qu'avais-je donc fait pour mériter cela ? Que l'on m'ignorât dans l'exercice routinier que j'accomplissais pour faire danser en rythme des gamines et bonnes femmes sans talent, cela m'était bien égal. Mais que la même indifférence me fût témoignée lorsque j'exprimais un sentiment aussi intime et pur, et, de surcroît, par la personne avec qui je l'avais partagé, cela me faisait mal au-delà du supportable. Alors, je m'enfonçai un peu plus, si cela était possible, dans ma misanthropie et, surtout, dans ma misogynie. J'avais la main lourde, au point de maltraiter le pauvre piano. Je faisais claquer plutôt que sonner les accords. Je trompetais les mélodies au lieu de les laisser couler. Personne ne sembla s'apercevoir du changement. J'en déduisis, sans plus d'amertume, que ce que l'on attendait de moi, c'était, au fond, de faire du bruit au rythme qu'on m'imposait.

On ne la revit pas pendant plusieurs mois. J'avoue que sa présence m'aurait rendu malade. De honte ou de tristesse, de colère peut-être, ou bien le tout mêlé, je ne sais trop. Puis, avec le temps, la blessure finit par cicatriser : il fallait juste faire attention à ne pas la rouvrir.

Elle reparut un soir. Elle prit place à la barre, dans son justaucorps mauve et son collant noir, les cheveux attachés en chignon, les chaussons lacés bas sur les chevilles. Nos regards s'évitaient, pourtant je sentais bien que, dans mon dos, elle ne me quittait pas des yeux. Comme à son habitude, elle fut la dernière à sortir du vestiaire.
— Bonsoir Mademoiselle Sannoy !
— Bonsoir Mathilde !
— Bonsoir... Maestro ! Je crus avoir mal entendu. Avait-elle dit « maestro », ou était-ce un tour de mon imagination. Restait-il quelqu'un dans le studio à part Sannoy et moi ? Je me levai pour vérifier. Peut-être son salut s'adressait-il à une autre élève dont la sonorité du nom eût été proche de mon sobriquet.
— Vous cherchez quelque chose, Maestro ?
— Euh.. non. Je partais. Bonsoir, Mademoiselle Sannoy !
— Bonsoir, Maestro!
Le ton était dépourvu de toute chaleur, comme de coutume, mais je m'en moquais bien. La « petite chanteuse », Mathilde, m'avait gratifié d'un «bonsoir» tout empreint, me semblait-il, de timidité, comme celle qui nous saisit en face de quelqu'un que l'on admire. Je me faisais des idées, c'était évident. Dans le meilleur des cas elle s'était rendu compte qu'elle avait commis un impair la fois précédente, et elle avait voulu réparer, initiative qui avait provoqué chez elle plus de gêne que de soulagement.

La saison s'acheva. Elle n'avait pas reparu. Pendant quelques semaines j'avais entretenu le vague espoir qu'elle revînt, mais sans que cela me causât un trop grand souci. Et je retombai bientôt dans mon indifférence habituelle. Le dernier cours avait pris fin. Je rentrais chez moi avec la perspective d'un nouvel été de solitude. L'air était doux, tiède, imprégné d'un discret parfum de chèvrefeuille, ou de lilas peut-être, je n'ai jamais bien su la différence. Je ne la reconnus pas tout de suite : elle portait une jupe ample et ses cheveux étaient défaits. Elle avançait dans ma direction. Arrivée à quelques mètres de moi, elle ralentit, sembla hésiter, puis, reprenant son allure première, elle m'aborda, timide et pourtant résolue.
— Bonsoir maestro... Je suis contente de vous voir ! Pourrais-je vous parler ?
L'inattendu de cette rencontre et surtout de cette proposition me déconcerta. Depuis combien de temps ne m'avait-on pas manifesté un tel intérêt ? Elle souriait, mais je crus lire dans son regard la crainte d'un refus. Décontenancé, je m'entendis répondre.
— Oui, si vous voulez ! Elle m'invita à prendre un verre et nous nous installâmes à la terrasse d'un café voisin.
— Je suis vraiment confuse pour... l'autre fois... quand j'ai quitté le studio sans vous saluer. Je n'osais lui répondre qu'elle m'avait profondément blessé. Je restais coi.
— Votre accompagnement... Vous m'avez bouleversée, au point que j'ai fondu en larmes après la fin du lied. C'est pour cela que je suis partie sans rien dire, je me trouvais si bête. Mais si vous saviez à quel point je m'en suis voulu de cette impolitesse... vis-à-vis de vous... qui m'aviez fait ce magnifique cadeau ! Je n'osais revenir au studio. Et puis, un jour, j'ai pris mon courage à deux mains, j'y suis retournée, il fallait que je répare cette faute, ce manquement. Mais je n'eus pas le courage de vous aborder tant ma honte était grande. Alors je me suis bornée à ce laconique bonsoir tout en étant consciente de son insuffisance.
Je restais muet, profondément troublé. Elle me dévisageait, les yeux un peu écarquillés, le regard en dessous et fuyant, comme celui d'un enfant qui a peur après une sottise. Elle tenait les mains jointes entre ses genoux, les épaules hautes et contractées. Elle enchaîna enfin.
— Je voulais vous demander votre pardon... avec l'espoir que vous me l'accorderiez. C'est très important pour moi... Je retrouvai un peu de mes esprits. Profondément ému par ses propos et tandis que je sentais naître sur mes lèvres l'esquisse d'un sourire, je murmurai dans un souffle :
— Que voulez-vous que je vous pardonne ? Il n'y a pas de mal...
— C'est vrai ? Oh, merci ! Merci ! J'ai tellement eu peur de vous blesser. Vous avez une si belle sensibilité, ça se ressent dans votre jeu !
— Vous me flattez. Mais je ne suis qu'un vieux pianiste de studio de danse...
— Non, vous êtes beaucoup plus que cela, c'est évident ! Soudain, elle rougit.
— Pardonnez ma hardiesse, accepteriez-vous que nous soyons amis ?
— Amis ?
— Je n'ai jamais rencontré quelqu'un avec qui j'ai partagé un tel bonheur de faire de la musique. Je voudrais que cela continue. Je prends des cours de chant et j'ai un piano à la maison, ce serait merveilleux pour moi de chanter accompagné par vous !
Un flot de tendresse me submergea, coulée chaude et sucrée de félicité.
— Mais... ce serait un grand bonheur pour moi aussi !

MaestroOù les histoires vivent. Découvrez maintenant