No et moi - Delphine De Vigan (partie 1)

6.4K 94 20
                                    

" Il faut toujours que je prenne les chemins de traverse, que je me disperse, c'est énervant mais c'est plus fort que moi. "

" Je vois souvent ce qui se passe dans la tête des gens, c'est comme un jeu de pistes, un fil noir qu'il suffit de faire glisser entre ses doigts, fragile, un fil qui conduit à la vérité du Monde, celle qui ne sera jamais révélée. Mon père un jour il m'a dit que ça lui faisait peur, qu'il ne fallait pas jouer à ça, qu'il fallait savoir baisser les yeux pour préserver son regard d'enfant. Mais moi les yeux je n'arrive pas à les fermer, ils sont grands ouverts et parfois je mets mes mains devant pour ne pas voir. "

" Un jour Madame Cortanze, une psychologue que j'ai vue pendant quelques mois, m'a expliqué ce que ça voulait dire, être IP (intellectuellement précoce). << Imagine que tu es une voiture extrêmement moderne, équipée d'un nombre d'options et de fonctionnalités plus important que la plupart  des voitures, que tu es plus rapide, plus performante. C'est une grande chance. Mais ce n'est pas si facile. Car personne ne sait exactement le nombre d'options dont tu disposes ni ce qu'elles te permettent de faire. Toi seule peux le savoir. Et puis la vitesse, c'est dangereux. Parce qu'à huit ans, ce n'est pas pour autant que tu connais le code de la route, ni que tu sais conduire. Il y a beaucoup de choses que tu dois apprendre : à rouler quand il pleut, quand il neige, à regarder les autres voitures, à les respecter, à te reposer quand tu as roulé trop longtemps. C'est ça, devenir une grande personne. >>. J'en ai treize et je vois bien que je n'arrive pas à grandir dans le bon sens, je ne sais pas déchiffrer les panneaux, je ne maîtrise pas mon véhicule, je me trompe sans cesse de direction, et j'ai plus souvent l'impression d'être enfermée sur une piste d"autos tamponneuses que de rouler sur un circuit de compétition. "

" Lucas s'approche, on dirait qu'il vient vers moi, je cherche ce que je pourrais bien faire pour me donner une contenance, j'enfonce mes mains dans mes poches, pourquoi tout à coup fait-il cinquante degrés dans mon manteau ? Si seulement j'étais équipée d'une fonction refroidissement d'urgence, ça m'arrangerait un peu. "

" Quand j'étais petite je voulais être un feu rouge, au plus grand carrefour, il me semblait qu'il n'y avait rien de plus digne, de plus respectable, régler la circulation, passer du rouge au vert et du vert au rouge pour protéger les gens. Quand j'étais petite je regardais ma mère se maquiller devant le miroir, je suivais ses gestes un à un, le crayon noir, le rimmel, le rouge sur les lèvres, je respirais son parfum, je ne savais pas c'était si fragile, je ne savais pas que les choses peuvent s'arrêter, comme ça et ne plus jamais revenir. "

" Maintenant je sais une bonne fois pour toutes qu'on ne chasse pas les images, et encore moins les brèches invisibles qui se creusent au fond des ventres, on ne chasse pas les résonances ni les souvenirs qui se réveillent quand la nuit tombe ou au petit matin, on ne chasse pas l'écho des cris et encore moins celui du silence. "

" Je voudrais seulement être comme les autres, j'envie leur aisance, leurs rires, leurs histoires, je suis sûres qu'ils possèdent quelque chose que je n'ai pas, j'ai longtemps cherché dans le dictionnaire un mot qui dirait la facilité, l'insouciance, la confiance et tout, un mot que je collerais dans mon cahier, en lettres capitales, comme une incantation. "

" Et notre silence est chargé de toute l'impuissance du monde, notre silence est comme un retour à l'origine des choses, à leur vérité. "

" Les choses sont ce qu'elles sont. Mais moi je crois qu'il faut garder les yeux grands ouverts. Pour commencer. "

" Je ris aussi je crois, je suis heureuse, là, tout de suite, dans l'engourdissement du sommeil, et si c'était ça le bonheur, pas même un rêve, pas même une promesse, juste l'instant. "

" Dans mon lit je pense à la femme du kiosque à journaux, il y a cette phrase qui me revient, c'est une fille qui vit dans un autre monde que le tien. Moi je m'en fous pas mal qu'il y ait plusieurs mondes dans le même monde et qu'il faille rester dans le sien. Je ne veux pas que mon monde soit un sous-ensemble A qui ne possède aucune intersection avec d'autres (B,C, ou D), que mon monde soit une patate étanche tracée sur une ardoise, un ensemble vide. Moi je préférerais être ailleurs, suivre une droite qui mènerait dans un endroit où les mondes communiquent entre eux, se recouvrent, où les contours sont perméables, où la vie est linéaire, sans rupture, où les choses ne s'arrêtent pas brutalement, sans raison, où les moments importants sont livrés avec leur mode d'emploi (niveau de risque,  branchement sur secteur ou pile, durée prévisible d'autonomie) et les équipements nécessaires (airbags, GPS, aide au freinage d'urgence). "

" Parfois il me semble qu'à l'intérieur de moi quelque chose fait défaut, un fil inversé, une pièce défectueuse, une erreur de fabrication, non pas quelque chose en plus, comme on pourrait le croire, mais quelque chose qui manque. "

" Peut-être qu'il n'y aura pas d'autre fois. Peut-être que dans la vie on a une seule chance, tant pis si on ne sait pas la saisir, ça ne revient pas. Peut-être que je viens de rater ma chance. "

" Les choses sont toujours plus compliquées qu'il y paraît. Les choses sont ce qu'elles sont, et il y en a beaucoup contre lesquelles on ne peut rien. Voilà sans doute ce  qu'il faut admettre pour devenir adulte. "

" On est capable d'envoyer des avions supersoniques et des fusées dans l'espace, d'identifier un criminel à partir d'un cheveu ou d'une minuscule particule de peau, de créer une tomate qui reste trois semaines au réfrigérateur sans prendre une ride, de faire tenir dans une puce microscopique des milliards d'informations. On est capable de laisser mourir des gens dans la rue. "

Passages et citations de livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant