Photographie de Ralph Gibson (prise avec la superbe qualité de mon portable haha).
Je crois que j'ai perdu le goût de vivre depuis longtemps déjà. Qu'une part de moi ne pourra jamais oublier l'horreur du naufrage. Et que mon cœur ne cicatrisera jamais au souvenir de la perte, au souvenir de celui que j'ai dû quitter cette nuit-là.
C'était il y a sept ans. Nous allions nous marier, nous allions connaître le bonheur de la vie à deux, la douceur des plaisirs partagés. Nous ne parlions pas enfant, je ne désirais que lui, je ne voyais que lui, il était la raison de mon existence. Je lui offris un billet pour s'échapper le temps d'une semaine à bord d'un navire de croisière réputé, l'occasion de voir nos yeux briller, et de sceller notre amour naissant. Les préparatifs avaient commencé quelques mois auparavant. Je n'étais pas une femme dépensière, je ne raffolais ni des bijoux, ni des robes, j'avais l'air je crois, d'une créature à part, belle oui, mais à ma façon. J'étais jeune, simple, j'avais le goût de la photo, l'envie de me lier avec les gens du monde, rêvant voyage et parlant avenir. Le jour du départ, je me coiffais d'un chapeau noir, discret comme moi ; j'optais pour une marinière rayée de bleu, histoire de me plonger dans l'ambiance salée à laquelle nous allions goûter très bientôt. Après quelques heures de voiture, de papiers à signer et de gens à saluer, nous étions à bord, heureux et insouciants. La journée se déroula avec une agréable lenteur, semblable au rythme de l'eau claire, dont le clapotis timide venait enlacer la coque du bateau filant vers l'horizon. Le soir tombait discrètement, hésitant à l'idée d'assombrir le ciel dégagé. Finalement, celui-ci se colora d'un noir troublant, semblant aspirer le navire et son équipage vers ses ténèbres inquiétantes. Moi, je n'avais pas peur. À mes yeux, je voyais chaque nouvelle chose comme une fascinante découverte, le moindre instant devenait alors un souvenir précieux.
Tout bascula si vite. J'entends encore derrière moi les cris, les effroyables craquements de la coque qui se brise, les hurlements vains des passagers désespérés. Je revois les condamnés qui s'enlacent, puis contraints de se lâcher, se prononcent des adieux précipités. Je sens une énième fois cette puanteur de la mort qui commence par nous lécher les pieds, nous engloutit, et finalement nous entraîne avec elle vers les profondeurs de la mer complice. Et puis ce sentiment d'abandon, lorsqu'on devine que tout est perdu, que cette fois notre destin est scellé malgré nous et qu'il est temps de dire au revoir. Au revoir à l'amour, à l'amitié, à la vie. Privés du bonheur, guéris du malheur. Adieu.
Je m'y préparais, j'avais compris que l'horreur de cet instant nous serait fatale. Je pleurais beaucoup, je le serrais dans mes bras, mais cette fois ni lui ni moi ne pourrions nous protéger l'un l'autre. Nos mains restèrent liées. Nous voulions partir ensemble. Nous allions mourir ensemble. Alors pourquoi lorsque je rouvris les yeux, je ne tenais dans le creux de ma main que le souvenir d'une nuit d'horreur ? Pourquoi je ne ressentais alors qu'un sentiment de vide effroyable ? Pourquoi lui et pas moi ?
Depuis cette nuit maudite, je ne suis plus la même. Une part de moi a sombré avec le navire englouti, mes yeux se remémorent inlassablement la scène tragique, me privant de mes nuits, m'imposant alors remords, regrets et souvenirs. Je ne goûte plus à aucun plaisir. On m'a conseillé de me plonger dans la lecture, me promettant des moments paisibles, où je pourrais m'échapper de la réalité et oublier. Mais c'est au-dessus de mes forces, je me refuse le droit d'être heureuse, de m'évader, bouquin entre les mains, sereine, en paix, à lire des histoires inventées, poétiques, belles, incroyables.
C'est alors que mes pas me guident jusqu'à une papèterie en bas de la rue. La minuscule boutique à la devanture rouillée, et aux traces jaunies tapissant les murs décrépis, attire mon attention. Elle me semble vieille, malade, discrète, abimée, avec ses fissures et ses trous miteux, mais elle tient encore debout. Elle me ressemble. J'ai alors envie de tout lui raconter. J'entre. Une odeur de renfermé flotte dans l'air. Quelques piles de vieux magazines à l'entrée et une rangée de boîtes à crayons derrière le comptoir, j'en fais rapidement le tour et sans vraiment savoir pourquoi, je me saisis d'un petit carnet aplati dans un coin entre deux gros répertoires. Il possède une simple reliure en cuir noir et des pages numérotées. Ce n'est pas ce qu'on peut appeler un joli carnet. Pourtant je l'achète.
Une fois sortie du magasin, je m'engage dans une petite ruelle. Je me dirige vers le port, les yeux dans le vague, serrant mon bien tout près de mon cœur. Je m'avance sur le ponton grinçant, je regarde droit devant moi, ignorant toutes ces machines amarrées. Bientôt je parviens au bout, face à l'immensité. Je m'assois, les pieds dans le vide. Je tends le petit livre devant moi, ouvert. Je le mets à nu, explorant ses lignes vierges, m'invitant entre ses pages, feuilletant à ma guise. Et alors je comprends. Il faut écrire, raconter l'histoire de ma vie. Relater mon propre récit, le vrai, celui qui me hante et me hantera, celui qui m'a brisée et me pourchassera à jamais.
Je jette mon sac à main sur mes genoux, en retire un stylo, et le souffle coupé, frôle la surface lisse du papier. Il faut écrire. Je cherche en vain la bonne formule pour entamer mon récit. Seulement, face à cette étendue aussi vide que ma vie, les mots ne viennent pas. J'ai tant à dire, mais les feuilles demeurent blanches. Mes yeux vagabondent au loin. Je n'arrive pas à traduire ces images qui dansent dans mon esprit, elles vont si vite, m'échappent, me torturent sans que je parvienne à les saisir. Je comprends le cœur lourd que je suis incapable de tourner la page.
Il ne me reste plus qu'à y ajouter le point final.
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Première nouvelle, n'hésitez pas à me donner vos ressentis. ;)
A bientôt chers/chères lecteurs/lectrices ! :)
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Comme une plume perdue par-delà des photos ~
Short StoryRecueil de plusieurs nouvelles de mon invention, à partir de photographies que j'ai trouvé inspirantes :) J'espère que le concept vous plaira. J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire ces petites histoires ;)