Chapitre 2

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L'odeur est quasiment insoutenable, mais j'ai connu pire. J'ai beau être un soldat sans attache et sans le sous, j'ai quand même deux ou trois notions d'hygiène, ce qui n'est clairement pas le cas de tous les balourds avinés qui m'entourent. Mais faut croire que je suis le seul à être encore assez sobre pour le remarquer – le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il y a bonne ambiance ce soir à la taverne.

Est-ce tous les soirs ainsi ? C'est la première fois que je fais une halte par-ici, et j'ignore totalement si les chants et les rires sont d'usages ou si ces gens fêtent quelque chose en particulier.

Et dans le fond, je m'en moque complètement.

Assis à l'écart dans un coin de la petite salle étriquée au plafond bas, j'attends mon prochain pichet de bière en balayant la foule d'un œil morne. Je m'ennuie ferme, et quand je m'ennuie, je bois. Ça occupe. La serveuse ne tarde pas à revenir avec ma boisson, se dandinant sottement sur ses courtes jambes potelées – à en juger par son nez proéminent et ses dents de travers, c'est la fille du patron, et elle dépose sur ma table mon pichet en terre-cuite en me faisant des œillades outrancières. Je la récompense d'un sourire goguenard, et quand elle se détourne pour aller prendre d'autres commandes, je ne me gêne pas pour lui asséner une bonne petite claque sur son cul rebondi. Elle jappe et s'éloigne en gloussant de plus belle – si elle a l'audace de monter me rejoindre dans ma chambre cette nuit, je coucherai avec elle.

Enfin, si je suis encore en état, et pour tout dire c'est plutôt mal barré. Je descends la moitié de ma chope d'un trait – à l'autre bout de la salle, un type s'effondre sur les joncs qui tapissent le sol, et ses camarades s'esclaffent et boivent de plus belle.

Je m'ennuie.

Un rot m'échappe, et je m'essuie les lèvres du dos de la main. Je sens bien que je ne suis plus vraiment maître de mes moyens. Déjà rien que parce que j'envisage sérieusement de me taper la ribaude à tête de truie qui déambule sottement au milieu des mâles avinés comme une chatte en chaleur. Ensuite parce que je suis en train de dépenser toute ma dernière paie en alcool de mauvaise qualité. Et enfin... bref, je sais même plus où j'en étais.

Pour la peine je termine ma chope cul-sec, et fais un signe à la petite brune pour qu'elle vienne me resservir. J'ai perdu le compte de ce que j'ai déjà englouti, mais après tout, une chope de plus ou de moins, quelle différence ça fait.

La nuit est tombée depuis un moment dehors, mais lampes à huile et bougies soigneusement disposées hors de portée des buveurs dispensent un clair-obscur suffisant pour distinguer les contours des pichets d'alcool. L'odeur de suif et de fumée mélangée à celle des corps rances et à la bière mal brassée me porte sur l'estomac, et un haut-le-cœur fait remonter un goût de houblon tourné sur ma langue.

Mordiable, je vais vomir.

Je m'arrache à la compagnie de la truandaille qui vocifère des chants dont les paroles noyées d'alcool sont à peine compréhensibles, et je tangue tant bien que mal jusqu'à la sortie en bousculant un peu tout le monde au passage. Certains semblent s'offenser de mes bourrades involontaires, mais je dois clairement avoir une sale tronche, parce qu'ils s'écartent bien vite sur mon passage en constatant que j'ai clairement descendu une chope de trop. J'atteins rapidement la sortie, et dehors, l'air frais est déjà plus respirable, et une pluie fine me fouette le visage alors que je rejette la tête en arrière pour prendre une profonde inspiration.

Longeant le mur à tâtons, je patauge dans la ruelle boueuse pour m'éloigner du seuil de la taverne – mais je n'ai pas le temps d'aller bien loin avant que ma nausée n'ait raison de moi. Une main crispée sur la poitrine, l'autre appuyée contre le mur en torchis, j'ai l'impression que mon estomac se retourne comme un gant alors que je rends des litres de bière et mon frugal repas. Plusieurs fois, je crois en avoir enfin terminé – plusieurs fois de douloureuses crampes me plient en deux pour me prouver le contraire. J'ai l'impression que ça ne va jamais s'arrêter, et mes derniers hoquets ne renvoient finalement qu'une bile amère alors que je lutte contre mes crampes d'estomacs.

Enfin je me redresse doucement, fébrile et tremblant, une sueur froide poissant mon front et mes mèches de cheveux trop longs. Essuyant mes lèvres souillées du dos de la main, ma barbe drue me racle la peau, me rappelant qu'il serait grand temps que je me rase. Mais je ne vais clairement pas promener une lame affûtée autour de ma carotide dans mon état, ça attendra demain matin.

Vaguement dégrisé, un peu hagard, je m'éloigne du lieu du crime pour respirer un air un peu plus pur, déambulant au hasard dans les ruelles désertes. Le vent fouette ma cuirasse élimée et enroule ma cape boueuse autour de mes jambes à la démarche incertaine, et je titube dans l'obscurité sans trop savoir où je vais. Je me retrouve à l'angle d'un carrefour mal éclairé par une lanterne suspendue à une échoppe, et je m'affale contre un mur avant de rejeter en arrière mes cheveux détrempés de pluie.

C'est alors que j'entends le tambour des sabots d'un cheval au galop. Perplexe, je me redresse pour examiner la nuit autour de moi – est-ce que je suis en plein délire ?... D'abord, je ne vois rien du tout – puis une silhouette se matérialise soudain à l'autre bout de l'allée, et je me fige sur place, terrorisé.

C'est un fantôme.

Je voudrais bouger, crier aux armes, fuir tout au moins, mais je peine même à respirer alors que la créature de cauchemar se précipite vers moi. Je crois ma dernière heure venue, je prends ma dernière inspiration... et le monstre me dépasse à toute allure en m'arrosant d'une gerbe de boue.

Choqué, correctement dégrisé, je me force à reprendre mes esprits et à faire volte face – la créature n'est pas un fantôme... c'est un cheval. Le massif destrier, à la robe plus blanche que la neige fraîche, engage une volte puissante et revient sur ses pas, piaffant au carrefour, semblant hésiter sur la route à suivre. Je ne peux pas distinguer les traits de son cavalier dans l'obscurité... mais à en juger par sa silhouette frêle et sa robe en lambeau, je comprends qu'il s'agit en réalité d'une cavalière bien mal en point.

Qu'est-ce qu'elle fiche ici toute seule, à cette heure de la nuit, par ce temps sur ces routes dangereuses ?... Je m'avance pour l'apostropher, bien décidé à la sermonner comme il se doit... Mais sa monture s'élance en avant, et tous deux s'évaporent dans la nuit, si bien que je me demande si je n'ai pas finalement rêvé.

Mais à peine ont-ils disparus que de nouveaux grondements de sabot se font entendre, et cette fois c'est toute une escouade royale qui déboule au carrefour, où je me tiens toujours comme l'idiot que je suis.

- Toi, là, l'ivrogne ! aboya l'un d'entre eux à mon attention. As-tu vu un cheval blanc et sa cavalière passer par ici ?

Malgré mon esprit encore un peu brumeux, je choisis immédiatement mon camp – ici, personne n'aime les gardes royaux... et visiblement, cette fille doit être dans les ennuis jusqu'au cou pour être poursuivie avec un tel acharnement.

Prenant un air simplet, je hoche bêtement la tête, et je désigne la ruelle opposée à celle prise par le cheval blanc. Talonnant leurs montures, les soldats reprirent leur course folle à travers la nuit, et je me retrouvais planté là comme un imbécile. Je venais de mentir à une escouade royale... je n'avais pas intérêt à faire de vieux os par-ici.

Revenant précipitamment à l'auberge, je récupérais mon paquetage abandonné dans ma chambre louée pour la nuit, et j'emportais une lampe à l'écurie pour seller rapidement mon destrier rouan. Perturbé par cette intrusion nocturne, l'animal agita ses oreilles en tout sens alors que j'ajustais son harnachement et mes sacoches sur son dos, puis je soufflais la flamme de la lampe et l'entraînais au-dehors en tirant sur sa bride. Je le conduisis jusqu'au carrefour où j'avais vu passer les cavaliers – mettant le pied à l'étrier, je me hissais sur ma selle et ajustais mes rênes, vérifiant au passage que mon équipement était correctement sanglé.

Inquiet mais docile, l'étalon piaffa d'impatience alors que je tergiversais sur la route à suivre – quelle direction prendre pour mettre une distance suffisante entre les cavaliers et moi avant l'aube ?... Devais-je revenir sur mes pas ?... M'aventurer plus au Nord ?... Descendre vers le Sud ?... Talonnant ma monture, je m'élançais finalement sur les traces du cheval blanc et de sa cavalière, sans un regard en arrière.

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⏰ Last updated: May 03, 2018 ⏰

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De Pierre et de CendresWhere stories live. Discover now