Chapitre 1

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La lumière. Le froid. La peur. L'exaltation me submerge, aussitôt redoublée d'une vague d'effroi. Je me sens comme un papillon qui émerge de sa chrysalide – je redécouvre ce monde dans toute sa violence, et toute cette intensité me donne mal à la tête.

J'ai l'impression que je vais mourir.

J'entends les vagues qui se fracassent violemment sur la falaise en contre-bas, le sifflement du vent qui s'engouffre dans le tunnel où je croupis depuis des heures. J'ai enfin atteins la surface – je suis libre. Je ne suis plus rien, je ne suis plus personne depuis bien longtemps, mes pensées sont incohérente, je suis confuse et désorientée, mais une certitude pulse dans mes veines au même rythme que les battements de mon cœur affolé : je suis libre.

Enfin, presque.

Encore un petit effort, et j'émerge de mon trou – un vent glacial me plaque immédiatement au sol, balaye les loques crasseuses dont je suis vêtue, transperce ma peau translucide jusqu'à l'os, me gèle jusqu'à l'âme... mais je suis là, bien vivante. J'existe, et je suis libre, enfin. Je sens la douleur de mes muscles atrophiés, le goût de la terre sur mes lèvres, l'odeur marine que les embruns portent jusqu'à moi.

Totalement aveuglée par la lumière du jour gris qui baigne la falaise, je ferme les yeux, mais mes paupières sont une barrière bien mince pour protéger mes pupilles après une vie sous la terre. Des sentiments contradictoires se bousculent en moi, la joie d'être enfin libre se mêle à ma terreur à l'idée d'être si vulnérable, si exposée. Il serait si simple de venir me chercher pour me ramener à ma cellule...

Une bouffée d'adrénaline remonte le long de ma colonne vertébrale, me dote d'un regain d'une énergie insoupçonnée, et je me redresse sur les coudes pour ramper, lentement, douloureusement, pour m'éloigner de ce trou, de cet enfer d'où je viens. Mais je peux à peine traîner mon corps meurtri sur quelques mètres avant de m'effondrer à nouveau à plat ventre sur la terre dure et froide, et il me faut un moment avant de comprendre que le claquement qui retenti dans ma boite crânienne est celui de mes dents qui s'entrechoquent.

Je suis libre, mais je vais mourir, de froid, de faim, ici, sur cette côte rocheuse désertique oubliée de tous.

Un roulement de tambour me fait revenir brusquement à moi, et je trouve la force de dresser la tête, avant de m'effondrer, face contre terre. Quelque chose approche, quelque chose de gros, d'assez lourd pour faire trembler la terre autour de moi, et je me recroqueville en position fœtale. Dans un lointain recoin de ma mémoire défaillante, une partie de moi reconnaît ce son – c'est celui du martellement des sabots d'un cheval au galop.

On vient me chercher, j'en suis certaine. Tout ce temps perdu à ramper sous la terre, à creuser jusqu'à la surface du monde pour me faufiler hors de ma prison, pour rien. J'ai depuis longtemps perdu toute notion du temps, mais j'estimais que je n'avais sans doute même pas passé une heure à la surface avant qu'on ne me retrouve. Quelque chose de doux et tiède roula sur mes joues, et je compris que je pleurais – le désespoir qui m'étreignit alors m'aurait arraché un hurlement de douleur, si seulement j'avais encore eu une voix pour m'exprimer.

Les martellements se firent plus doux à mesure qu'ils approchaient, et je n'ouvris pas les yeux, je ne bougeais pas – même moi, il m'aurait suffit de peu pour me convaincre que cette fois, j'étais bel et bien morte. Les pas s'approchèrent, les coups sourds résonnèrent à mon oreille... cessèrent. Quelque chose de chaud et velouté se posa alors sur ma joue, et je gémis. Si seulement je pouvais mourir...

- Mon amie... qu'ont-ils fait de toi ?...

J'entendis les mots, sans les comprendre – j'étais morte. J'aurais au moins eu la satisfaction de sentir pour la dernière fois l'air pur de la surface avant de m'éteindre.

- Non, Alizarine... tu n'es pas morte, répondit la voix comme en écho. Mais nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps. Viens, mon amie... monte sur mon dos. Je te ramène chez toi. Et alors tu seras enfin en paix...

Je connaissais cette voix... je connaissais la sensation que cette présence faisait naître en moi. Soudain, je n'eus plus faim, plus soif, plus froid, plus mal. Une onde de chaleur enveloppa mon âme d'un voile de douceur et de protection, j'abandonnais ce corps brisé habité par la douleur et le désespoir, et soudain... j'ouvris les yeux.

Je me trouvais au bord d'une falaise rocheuse plongeant sur une mer houleuse aux eaux aussi grises que les nuages couvrant le ciel. Un vent du nord balayait la lande déserte derrière moi, et bousculait les nuages en vagues plus violentes encore que celles qui grondaient en bas en se brisant à flanc de falaise, projetant ses embruns jusqu'à nous. Campée sur mes jambes, je pouvais sentir la puissance de mes muscles palpitant, le vent se jouant de mes crins, le goût du sel sur ma langue à chaque profonde inspiration.

Baissant les yeux, mon regard tomba sur la petite créature blafarde recroquevillée entre mes sabots – moi. Était-ce moi, cette pauvre petite chose insignifiante et prostrée ?...

- Alizarine... reste avec moi. Grimpe sur mon dos.

Un battement de cil, et un voile opaque se posa sur mes yeux. J'étais de retour dans mon corps – mais pas complètement. Une partie de moi restait liée à l'esprit de l'étalon – je ressentais les contusion de mon propre corps, mais également la force et la robustesse de l'animal, relayant les douleurs de mon corps meurtri en arrière plan. Je ne voyais toujours rien par mes yeux, mais, par ceux de mon sauveur, je me vis me dresser péniblement sur un coude, à la fois actrice et spectatrice de ma propre existence.

Avec une grâce incompatible à une créature de son gabarit, l'étalon replia lentement ses membres sous son corps massif, et se laissa tomber au sol tout près de ma carcasse. Sa chaleur irradiait comme un soleil, et ce feu bienvenu me donna la force de bouger. Attrapant une épaisse poignée de crins immaculés, grondant sous l'effort, je me hissais tant bien que mal sur le dos de l'étalon, ressentant simultanément la protestation douloureuse de mon corps à l'agonie, et l'infime pression de mon propre poids sur le dos de l'animal.

Une fois correctement installée, l'étalon se redressa aussi délicatement que possible, et les rafales de vent glacé me giflèrent le visage, me donnant l'illusion d'arracher ma peau de mes os. Ravalant un gémissement, je resserrais ma prise sur les crins soyeux, les yeux désespérément clos, mâchoire crispée : mon périple ne faisait que commencer. J'avais encore mon lot d'épreuve à endurer avant la délivrance... les éléments étaient encore le cadet de mes soucis. Me penchant sur l'encolure tiède de ma monture, je caressais son poil doux et frémissant, lui murmurant à l'oreille mon souhait le plus cher.

- Emmène moi, vieil ami fidèle... ramène-moi chez moi.

C'était le signal qu'il attendait. D'un bon puissant il s'élança sur la lande, ses sabots martelant la pierre dans un rythme fracassant alors que je me cramponnais à lui de toute mon âme. Mais ni le tambour de sa course, ni le sifflement du vent à mes oreilles ne parvinrent à couvrir le puissant cor qui retentit soudain derrière nous, son écho se répercutant sur les rochers tout autour de nous.

Mon absence venait d'être remarquée... la chasse n'allait pas tarder à commencer.


De Pierre et de CendresWhere stories live. Discover now