Le sommeil des dragons

PROLOGUE

La tempête foudroyait le ciel lorsque Draaktar s'avança vers Lingurr. Les deux êtres puissants se fusillaient du regard et se tournaient autour dans un silence pesant et ravageur qui ne cessait depuis déjà plusieurs minutes. Un nouvel éclair déchira le ciel, frappant un arbre non loin de la position des dragons qui s'embrasa aussitôt, mais aucune des deux créatures ne se retourna..
Le feu commençait à encercler la plaine où ils se trouvaient très rapidement, c'était une vaste étendue d'herbe au milieu d'une forêt isolée à l'autre bout du monde.

- Pourquoi m'avoir trahi, Lingurr ?

Le premier dragon s'arrêta de tourner autour de son semblable en posant sa question sans ciller. Tout ceci ne mènerait à rien et il le savait bien, il n'y avait pas besoin qu'il y ait d'affrontements contre son semblable.

- Ne devines-tu pas, mon vieil ami ?

L'autre s'arrêta également de se mouver et regarda stoïquement son ancien Roi. Voilà bien longtemps qu'il espérait pouvoir se retrouver seul contre lui pour régler ses comptes, et sa patience avait finalement payée malgré les centaines d'années d'attentes. Il n'avait été qu'un larbin tout ce temps, mais c'était désormais fini : plus personne ne se paierait sa tête après ce jour.

Lingurr ne put attendre plus longtemps. Toute sa rage et sa rancoeur prirent le dessus sur son bon sens, et la bête massive qu'il était s'élança vivement vers Draaktar pour se jeter sur lui et le plaquer au sol en une fraction de seconde. Son rival ne s'y attendait pas et fut pris de cours face à la puissance et l'aura malveillante que dégageait l'autre dragon, il bascula en arrière et tomba de tout son poids sur le sol. Lingurr le prit de haut et jeta un regard triomphant sur ce dragon. Etais-ce vraiment comme cela qu'un Roi devait mourir ? De la main de l'un des siens ? Lingurr ne s'en soucia pas. Il ouvrit sa mâchoire démesurée, et deux longues rangées de dents acérées vinrent se planter dans le long cou du dragon qui hurla de douleur.
Le sang gicla sur les écailles déjà rouges et abîmées du colosse alors que sa voix se mourrait dans un glapissement. Draaktar ne résista pas à cette attaque. Il n'avait plus la force et la vivacité de sa jeunesse, celle que Lingurr détenait encore malgré ses quelques siècles de vécu. Il n'avait plus aucunes chance de gagner contre son cadet qui était bien plus puissant que lui.

Le dragon aux écailles noires d'abîme resserra encore sa mâchoire sur la chaire tendre de son roi, savourant le sang qui imbibait sa gueule, puis relâcha son étreinte en décrochant ses dents du cou de l'autre. Les yeux du mourant s'orientèrent fébrilement vers son assassin qui semblait savourer ce moment.

- Pourquoi...?

Lingurr eut un rictus moqueur. Il sentit l'atmosphère se réchauffer et osa jeter un coup d'oeil au dessus, vers la forêt qui les entourait. Le feu gagnait du terrain autour d'eux, malgré la pluie qui ne cessait de perler sur les deux êtres et qui se mêlait au sang de son ennemi. Il devait désormais partir, mais l'envie d'humilier le roi le poussa à rester encore quelques minutes.

- Pendant des années... Pendant des années je n'ai vécu que dans ton ombre, tel un rat occulté par l'ombre du lion. Je n'ai jamais reçu aucun crédit de personne pour tous les épreuves que j'ai accompli durant ma longue vie. Et pourtant !

Il se retourna, quittant du regard la carcasse affaiblie de celui qui avait été son ami et un roi puissant autrefois. Sa queue battit l'air derrière lui dans mouvement nerveux en repensant au passé.

- Tout ce que j'ai fait pour toi, t'en rends-tu compte ? Je t'ai servi fidèlement pendant des années, j'ai évité que tu te salisse les mains à la guerre et au sein même de notre ville Draniara, j'ai obéis à tes moindres ordres, mais tu ne m'a jamais vu comme un guerrier ! Tu a préféré nommer Asrule au poste de supérieur des quatre gardiens sacrés. Sais-tu ce que cela m'a coûté ? La honte et le déshonneur de tous. C'est ce jour-là que tu as signé ton arrêt de mort. Tu aurais dû te douter que je me vengerais un jour !

Draaktar le regarda silencieusement d'un air piteux et désolé pour lui.

- Lingurr, tu n'as été motivé que par la quête de pouvoir pendant toutes ces années.

- Silence ! Est-ce vraiment un mal d'avoir de l'ambition ?

Le plus jeune cracha ces mots sur le dragon à terre qui se vidait de son sang au sol. Il s'était retourné brusquement et le fixait d'un air menaçant, observant pendant un moment le souffle saccadé de l'autre qui s'affaiblissait de plus en plus.

Un ricanement traversa sa mâchoire. Il se sentait puissant, dominant le Roi, ne l'ayant réduit qu'en une simple loque peinant à parler et à respirer. Lingurr avait finalement eu sa vengeance.

- Je t'aimais comme un frère, Draaktar. Mais il a fallu que tu me trahisse, que tu choisisse Asrule. Sais-tu la peine que j'ai ressentie à ce moment là ? Non, bien sûr que non...

Le dragon en face de lui tenta de lui répondre, mais il ne put que gémir de douleur tant sa voix était abîmée. La flamme qui avait habité ses yeux pendant tant de siècles s'atténuait et disparaissait au fur et à mesure que le temps s'écoulait, et ce qui n'était qu'une fraction de seconde semblait durer une éternité à ses yeux. Le mal n'en était que plus douloureux.

- Voilà, Voilà ! Tu comprend désormais ce que cela fait. Tu n'es plus qu'un moins que rien, un corps avec comme seule volonté de vivre malgré ton misérable état. Sais tu ce que tu mérite ? Tu ne mérite rien. Mais je t'accorde la clémence de la douce mort, tu devrais me remercier, Draaktar.

Sur les derniers mots qu'il entendit, les paupières écailleuses de l'animal abattu se claurent, et un soupir final remua tout son corps entier. Le joyaux qui brillait au creux de son ventre depuis le début perdit sa lueur rouge nourricière et vivace, signalant le départ de l'âme qui avait quitté son corps. Seul le bruit des gouttes de pluie s'écrasant sur le sol et du feu calcinant les arbres régnaient désormais. Ces deux éléments si contraires qui pourtant trouvaient une harmonie en ce lieu et en ce moment précis.
C'était ainsi que cela marchait, dans l'ordre des Dragons. Le plus fort l'emportait toujours, et Draaktar avait perdu sa place dès lors qu'il avait baissé sa garde devant celui qu'il croyait être un ami.
Lingurr regarda le cadavre avec une sorte de dubitation qui le surprit lui même. Il n'arrivait pas à se réjouir de la mort de son roi qu'il avait pourtant tant souhaité. Il s'approcha du corps et ressentit un sentiment de culpabilité et de nostalgie immense qui le submergea tout entier. Posant son museau sur le joyaux éteint de son ancien ami, il soupira et baissa ses yeux émeraude. Il espérait que les choses se soient passés autrement. Peut-être qu'au fond, Draaktar avait raison : son obsession pour le pouvoir l'avait dépassée.
Lorsqu'il vit le feu s'avancer encore, Lingurr comprit qu'il était temps pour lui de partir au plus vite possible, laissant la dépouille de Draaktar se consumer dans les flammes. Il souleva ses longues ailes aux membranes fines et les rabaissa aussitôt, se propulsant pour décoller du sol et s'en aller au loin sans demander son reste.
La pluie qui battait ce jour là ne s'éteint que 3 jours après, une fois que le corps du dragon sans vie fut totalement consumé par les flammes et qu'il n'en reste qu'un tas de cendre fumante.