Un long soupir s'échappa des lèvres entrouvertes de Jimin.
Les yeux plissés par la concentration, il fixait si fort la toile posée devant lui qu'on aurait dit qu'il tentait de voir à travers.
La toile, haute d'un bon mètre, mélangeaient des couleurs automnales : du rouge sensuel et profond, du jaune vif et mélodieux, et des touches d'orange subtiles. Vu de près, on ne parvenait pas à distinguer de forme précise et l'idée du peintre semblait floue. Mais il suffisait de reculer un peu pour distinguer les contours des arbres qui peuplaient l'œuvre.
C'était d'une délicatesse sans mots, on sentait derrière chaque coup de pinceau les années de travail. Mais surtout, au-delà de la technicité de l'œuvre, une émotion sans pareille était transmise. Dans l'ombre nuancée des feuillages, dans les traits presque invisibles des branches, on ressentait une espèce de force qui vous balayait dès le premier coup d'œil. On sentait le vent qui vous décoiffait, l'odeur des sous-bois nous montait à la tête. Des souvenirs nous envahissaient soudain, nous noyaient. Park Jimin, sans que lui-même ne puisse l'expliquer, avait de la magie dans les doigts et dans les yeux. Son regard affuté retenait les détails que tous avaient oubliés, et ses mains agiles caressaient gracieusement la toile pour y enfermer les émotions.
Pourtant, tout ce qu'il voyait, lui, alors qu'il fronçait les sourcils devant la beauté de ses couleurs, c'était du noir.
Pas du noir intense, puissant, non. Il ne voyait que l'ombre de tous les défauts qu'il amplifiait encore et encore jusqu'à haïr son œuvre.
Peut-être était-ce la fatigue ? Ou peut-être s'était-il juste encore raté. Son rouge lui semblait rose, ses traits gros et tremblants, son jaune paraissait grisâtre et son orange tournait au marron. Ses jolis yeux qui voyaient si doucement le monde semblaient aveugles devant son œuvre. Devant lui-même en général.
Il était si loin dans ses pensées trop sombres qu'il n'entendit même pas Seokjin, son petit-ami, qui l'appelait pour diner. Ce dernier eu beau se répéter, de plus en plus fort, son compagnon ne sortait pas de sa transe. Paniqué, le plus âgé des deux se précipita dans le minuscule atelier maculé de peinture et posa sa main sur l'épaule du peintre pour le secouer légèrement. Dès que sa main frôla l'autre, ce dernier sursauta violement avant d'attraper sa main et de l'éloigner.
- Tout va bien ? Tu avais l'air complètement perdu, tu as de la fièvre ?
Jimin plongea ses yeux affolés dans ceux blessés de son amant sans même comprendre que son geste brusque l'avait vexé. Il hocha brièvement la tête avant de se lever pour suivre l'autre dans leur cuisine-salon. Seokjin resta quelques minutes de plus dans l'atelier, figé par le comportement indifférent de l'autre.
Ils mangèrent rapidement, bouffés par un silence étouffant. Seokjin voulait parler, il voulait comprendre, mais le regard perdu de Jimin qui voyageait bien au-delà de la petite pièce le découragea. Son regard s'embruma de larmes alors qu'il regardait l'ombre assise en face lui, la pâle imitation d'un homme qu'il n'avait jamais pu aimer tout à fait. Parce qu'aimer c'était aussi enlacer les côtés noircis d'une âme, et que Jimin ne lui avait jamais laissé l'occasion de découvrir son côté brûlé d'obscurité.
Dans la tête du peintre, il n'y avait que des pensées qui tourbillonnaient si fort que ça en devenait douloureux. Il avait tant de mal à trier toutes les épines qu'il plantait dans sa chair qu'il s'isolait du monde extérieur sans même le remarquer. Il repensait sans cesse à ce tableau qu'il ne finirait sans doute jamais, à ces couleurs qu'il avait appris à haïr parce qu'il avait osé les aimer. Il aurait aimé embrasser son compagnon, lui apporter un peu de réconfort, mais son cœur lui semblait être si brûlant de douleur qu'il avait peur de foutre le feu. Et puis il parvenait à peine à porter les baguettes à ses lèvres, il parvenait à peine à se mouvoir malgré le peu de distance à parcourir.
Il était tué par tous les poignards qu'il n'avait jamais osé retourner aux autres, empoisonné par les horreurs qu'on lui avait lancé au visage sans qu'il n'ose même répliquer un mot.
Il lui fallut bien un quart d'heure avant de se rendre compte que Seokjin était parti de l'appartement.
Cette nuit-là, il fit un cauchemar atroce. Sauf qu'il ne ferma pas les yeux une seconde.
Il était si agréable d'avoir Jimin à ses côtés, il était si optimiste et si tendre. Seulement ceux qui le connaissaient vraiment savaient qu'il n'avait pas une once de ces sentiments envers lui-même ; toute la colère qu'il semblait incapable de porter aux autres était dirigée droit vers son propre cœur.
Jimin avait des blessures trop profondes qu'il continuait d'agrandir sans jamais s'arrêter. Et il avait besoin d'exploser parfois, d'hurler son existence au monde qui le survolait. Il n'avait jamais eu les mots, personne ne lui avait jamais appris à fonctionner autrement.
Et ça, c'était ce que SeokJin n'avait jamais su comprendre.
≠
C'était un jeudi, quand tout s'écroula pour de bon.
Jimin n'avait jamais vraiment imaginé que Seokjin puisse le blesser d'une quelconque manière, ou même qu'il puisse faire simplement quelque chose dans l'intention claire de blesser quelqu'un. Bien sûr, ces derniers temps, il paraissait moins patient, il quittait souvent l'appartement et dormait sur le minuscule canapé. Mais Jimin ne s'était pas alarmé de sa réaction, il avait simplement pensé que les quelques étreintes qu'ils partageaient suffisaient à lui faire comprendre qu'il essayait juste de ne pas se noyer.
Seulement, quand il rentra plus tôt d'un cours de peinture car ses élèves avaient une sortie de prévue et qu'il se retrouva face à deux corps serrés l'un contre l'autre dans sa cuisine, il douta d'avoir vraiment jamais su qui était Seokjin. Il se tint debout, droit, à fixer droit dans les yeux le grand dadais torse nu qui avait les mains sur les hanches de son amant. Ce dernier avait les yeux écarquillés et tentait désespérément de se défaire de l'étreinte du géant qui était définitivement bien plus musclé que lui, mais Jimin ne le voyait même pas. Parce que même si ça faisait terriblement mal de voir cette scène, même s'il ne pouvait empêcher la jalousie de lui ronger les tripes...
Une étincelle avait fait vibrer son cœur quand il avait croisé les yeux brûlants de l'inconnu. Ses yeux brûlaient si fort qu'il s'était enflammé aussi : mais son feu, contrairement aux flammes qui torturaient Jimin depuis des années, vous retournait tous le corp dans le bon sens avant de le caresser d'étincelles. Comme si son cœur se remettait en marche après des mois, des années d'arrêt. Et, dans le regard soyeux de l'autre homme, il avait aperçu enfin la couleur qui manquait à son tableau.
--
Voilà la première partie réécrite, et je poste la seconde demain ( et la fin mercredi). Comme vous pouvez le voir, l'histoire est assez différent même si on reste sur les mêmes bases. C'est aussi plus long, et les deux autres parties le sont encore plus.
Dans tous les cas, j'ose espérer que ça vous plaira et que vous apprécierez les personnages autant que vous les aviez aimés la première fois. Je crois que je les aime un peu, plus, cette fois.
Et pour ceux qui lisent pour la première fois, merci et bonne lecture !
ps ; comme vous l'avez peut-être remarqué, j'ai aussi radicalement changé la couverture et la description. Je me suis un peu appuyée sur "Tokyo" de RM, notemment pour les noms de chapitres, parce que ça faisait longtemps que je voulais le faire et parce que je trouvais que ça donnait un peu plus de caractère à l'histoire. je changerais le titre quand j'aurais posté les autres parties, afin que ceux qui relisent ne soient pas trop perdus.

VOUS LISEZ
TOKYO [ THREESHOT ]
RomanceOù Jimin finit par tomber amoureux de l'homme avec qui son ex l'a trompé parce qu'il lui fait cramer le coeur. (réécriture, titre original : MINJOON) Original : 2018 Réécriture : 2021