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La faim le tira de son sommeil sans rêves. Les ronflements des autres ouvriers dans le dortoir humide allaient l'empêcher de se rendormir malgré l'heure matinale. Le jeune garçon s'étira, replia ses affaires et sortit du dortoir. Il s'appuya sur la balustrade bancale, qui lui offrait un paysage gris et triste de la ville industrielle en éveil. Il soupira, et un courant d'air glacial et poisseux le fit frissonner. Ses vêtements étaient trop petits, et son salaire ne lui permettait pas de s'en payer des neufs.
Il prit de son petit sac en cuir humide son maigre petit déjeuner. Une petite brique de lait à l'odeur douteuse, et trois biscuits secs.
Il descendit dans la cour intérieure qui, à travers un portail toujours ouvert, donnait accès à un plus grand espace, couvert de pavés sales, qui constituait la cour extérieure de la grande usine de la ville.

Il s'approcha du portail de la cour intérieure. Soudain, un miaulement aigu le fit sourire. Un chat brun sauta du mur et atterrit à ses pieds. Il était maigre, et une cicatrice encore privée de poils lui parcourait l'épaule gauche.
Le félin se frotta aux pieds du jeune garçon et tourna vers lui ses yeux verrons.
- Salut Parker. Tiens, je t'ai apporté ton repas, dit le jeune homme en saluant le félin alors qu'il sortait de son sac un morceau de viande enroulée dans un morceau de papier journal huileux.
Il déposa le met à terre. Le chat s'y précipita, et le dévora avidement.
- T'as aussi faim que moi on dirait.
Le chat miaula.
- Désolé mon vieux, il faudra te contenter de ça pour aujourd'hui. Je tâcherai de te prendre quelque chose de mieux la prochaine fois.

Soudain, un bruit grave se répandit dans la ville. Les cloches de l'église sonnaient comme des folles. Sept heures du matin. Il était l'heure de rejoindre les autres à l'entrée de l'usine pour l'appel. Le chat se mit alors en marche à ses côtés, s'arrêta à l'entrée de l'usine et le regarda s'éloigner, alors que le jeune homme lui adressait un petit signe de la main.

Les « autres » étaient des mineurs qui travaillaient dans la même usine que le jeune garçon. Il était le plus âgé, et les plus jeunes dépassaient à peine les sept ans. Ils étaient maigres et tremblaient à cause du froid.
Avec cinq autres garçons, les plus vieux dépassaient les seize ans.
Ils se réunirent devant l'entrée de la zone de l'usine réservée aux travaux pour les enfants de six à dix-huit ans.
Le chef de la zone était Mr Carlson. Il était haï par tous les jeunes, et il leur rendait la pareille.
Tous les jeunes qui appartenaient à cette zone de travail portaient un numéro en guise de prénom.
Celui du jeune homme, était 36.
Les chiffres allaient aléatoirement de 5 à 70, mais chaque chiffre avait une signification.
C'étaient les méthodes voulues par les propriétaires de l'usine, pour ne pas se déranger à retenir 47 prénoms dans les listes d'appel.

À gauche de Mr Carlson, se trouvait son homme de main, Wilson. Il était aussi grand que le jeune garçon, robuste et avait des mains épaisses qui ne cessaient de bouger le long de son corps. Il portait une éternelle chemise sale et un pantalon en toile brunâtre.
Il surveillait de ses petits yeux mauvais chaque adolescent dans la masse en face de son patron.

- 36 ! Tu iras avec 54 dans la zone des machines. La machine n. 12 est bloquée. Regarde ce qui ne va pas et tache de la réparer avant midi. Ça te rajoutera 20 sterling sur ta paye d'aujourd'hui si tu la répares, aboya Carlson.
- Bien monsieur, marmonna le jeune homme, en se dirigeant vers l'entrée de la zone des machines.

54 était un gamin de sept ans, qui avait l'habitude de réparer de grosses machines grâce à ses petites mains - un usage des enfants assez commun dans les usines d'Angleterre.
La machine en question servait à assembler certaines pièces de gros appareils qui sortaient de l'usine.
Le jeune garçon sortit un vieux tournevis de la grosse caisse à outils que Wilson lui avait donnée. Il commença à enlever la plaque métallique qui protégeait les roues dentées dans le ventre de la machine.
Il repéra en effet, un objet métallique coincé entre les entrailles de la machine. Comme le tapis roulant en superficie s'ouvrait régulièrement sur les roues dentées situées en-dessous, sans doute qu'un objet avait dû y tomber.
- Tu arrives à mettre ta main pour attraper le bout de métal au fond ? Demanda le jeune homme.
Malheureusement, le bras de 54 était trop petit, et puis il n'aurait pas eu la force de retirer l'objet.
Le jeune homme dut alors enfiler son bras entre les roues dentées. Pas très rassuré et en contorsionnant ses doigts, il attrapa le morceau de métal qui se révéla coupant.
Il était vraiment coincé. Il tira alors l'objet vers lui de toutes ses forces.
Soudain, sans s'y attendre, le morceau de métal se dégagea d'un coup. Mais le jeune homme y avait mis beaucoup de force, et l'objet fut entraîné vers lui.
Il termina sa course, planté dans son flanc droit.
- Merde ! S'exclama-t-il avec un cri bref. La plaie commença à saigner.
- Ça va ? Demanda 54, inquiet.
- Non ! Va chercher Wilson ! Il faut me retirer ce truc ! Ordonna-t-il en s'asseyant péniblement.
Alors le gamin détala. Le jeune homme commença à respirer fort. Il ne pouvait pas attendre davantage. Alors il serra dans ses mains maculées de sang le morceau de métal. Il maintint la respiration, serra les dents, et retira l'objet d'un coup sec. Il ne put s'empêcher de crier de douleur. Il serra avec ses mains tremblantes la plaie, mais le sang chaud ne s'arrêta pas de couler pour autant.
Il tourna la tête de côté pour apercevoir Wilson qui marchait à grands pas vers lui, enragé, suivi au pas de course par 54.
- Sombre crétin ! C'était au gamin de retirer l'objet ! Te voilà bien ! Aboya-t-il.
- Il n'allait pas y arriver ! On n'avait pas le choix !
- C'est ton problème ! Tu devais réparer la machine, pas de poignarder à coups de morceau de métal ! Tache de soigner cette plaie, et tu vas me nettoyer tout le bordel que tu m'as fait !
- Imbécile ! Il faut la recoudre cette blessure ! Cria le jeune ouvrier.
Wilson s'arrêta soudainement. Le regard menaçant, il se retourna vers lui.
- Comment oses-tu ! Espèce de bon à rien ! Je vais te donner une bonne leçon moi !
Alors le jeune garçon, toujours la main plaquée contre sa plaie, se releva, et réussit à éviter le coup de ceinture qui allait s'abattre sur lui.
En essayant de courir, il contourna le taureau enragé, et détala vers l'entrée du secteur des machines. Il se retrouva dans la cour intérieure ; il se précipita vers la sortie du bâtiment, en courant aussi vite qu'il pouvait. La blessure le faisait souffrir. Mais il ne pensait qu'à une seule chose : fuir. Fuir de cette usine, de cette ville, de cette vie humiliante et douloureuse.
Il se retrouva à dix mètres du grand portail qui donnait accès à la rue qui menait à la ville.
Et, à l'instant même, le portail avait commencé à s'ouvrir, pour laisser passer deux grandes voitures tirées par des chevaux.
C'est le moment. C'est fini. Je fuis ou je meurs, murmura-t-il.
Alors il fonça vers le portail. Huit mètres. Six, quatre, deux. Il entendait le souffle de Wilson, alors qu'il vociférait des ordres pour l'arrêter. Mais le jeune homme, habile, se faufila entre les voitures, et sortit de l'enceinte de l'usine, avant que les hommes à l'entrée ne réalisent ce qui se passait.

HeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant