La femme restait derrière sa porte fermée.
Elle se repliait dans son foyer aux murs chauffés par la lueur des braises, sur lesquels s'exhibaient des paysages désolés enserrés de cadres sculptés, reflétant la détresse de son cœur enfiévré. Ils étaient son sel, son savoir, son repère. Le roulement des années avait changé la chaumière en refuge. Comme elle prenait plaisir à l'arranger, son intérieur dépeuplé, caché de la face des hommes ! Elle y vouait tout son amour, son énergie. Elle souriait à la finesse d'une nappe, au vase bien placé, au si joli éclat des fleurs colorées.
Et pourtant, comme si frappé d'un sort, ce qui était disposé en harmonie retombait systématiquement en désordre malgré tous ses efforts. Alors elle repartait de plus bas, se remettait à la tâche. Il était plus simple d'ignorer les parois tombant en lambeaux, les meubles décadents penchant de façon grotesque et folle, les horloges figées dans un rictus affreux, les vestiges d'un passé sans substance. Qu'importe. Depuis longtemps les lois de l'équilibre ne régissaient plus son monde.
Un jour, la femme ouvrit sa porte, dans l'espoir de voir quelqu'un arriver sur le chemin de pierre. Une main tendue. Des yeux levés.
Mais il n'y avait personne.
Si elle regardait par la vitre brisée, elle pouvait distinguer le cours d'eau qui serpentait non loin et ses rives de pousses tendres, verdies par les larmes du ciel. Elle aimait voir ces rives, chaque jour battues par le vent qui soufflait fort en cette région, parfois inondées lorsque la rivière furieuse laissait échapper sa colère. On disait qu'entre ces rives coulait le flot des âmes en peine.
Le jour suivant, la femme accrocha un écriteau sur la façade de pierre. Oh, deux simples mots, rien de grand, rien de beau. Après tout, que faut-il d'autre pour un appel à l'aide ?
Rassure-toi, lecteur. Rien qu'un timide espoir, souffreteux et mort avant même d'avoir vu la lumière.
Il fallait préciser que la femme était muette. Du moins, c'est ce que racontait la légende. Les hommes l'évitaient, les chiens et les troupeaux rechignaient à approcher de la maison maudite. On soutenait qu'elle abritait une sorcière, une mécréante, un monstre hideux dont la langue perçait les cœurs et les pensées avilissaient les hommes. Que le malheur tordait ses os. Que dans ses yeux tout était mort.
Ils n'avaient pas attendu pour la rayer du monde. Vivante encore, elle n'était déjà plus.
Il lui arrivait de les entendre parler. Ce n'était pas des mots qui sortaient de leur bouche ; c'était une bouillie infâme et visqueuse, un venin qu'ils vomissaient sur tout ce qui croisait leur chemin. Se croyant instruits, ils ne savaient pas que leur savoir n'était que poussière. Que leur orgueil les étranglerait. Que leurs mots seraient ensevelis de cendres.
La femme aimait les matins, où la nature s'éveillait et bruissait doucement autour de la chaumière. Mais plus que tout encore, elle aimait les soirs, où la nuit tombait sur ce monde insipide, ayant depuis longtemps viré vers la folie. À travers la lucarne ou sur le pas de sa porte, elle pouvait admirer les mares d'ambre rouge qui se formaient au sol, les teintes ocres qui se peignaient au ciel. En silence, elle bénissait les ombres. Et, de sa voix timide, psalmodiait pour la lune et les étoiles. Ses fantasmagories.
Bien sûr, on ne l'entendait pas. Elle chantait pour elle-même. Car personne n'écoutait.
Puis elle s'en retournait étreindre sa prison, son abri, son tout. Les flammes des bougies tremblantes pour seule compagnie à ses soupirs.
Comme elle passait devant le miroir, elle s'arrêta pour contempler l'inconnue qui la fixait. Son reflet était tantôt jeune, tantôt accablé par les rides. Quel âge a-t-elle ? demandait-on. Elle avait tous les âges. Elle était elle, elle était vous. Elle était tout le monde et elle n'était personne. La tourmente qui avait animé son cœur s'était tue, éteinte, étouffée par le poids des sanglots inaudibles. Elle l'aimait, sa misérable atrophie.
Alors elle retourna à son art. Ses délices inhibés.
À ces phrases qui te hantent.
Ses secrets. Sa raison. Son mercure. Lentement, elle mithridatisait sa vie.
Les jours passèrent, apathiques et lourds. Et elle comprit alors que son attente était vaine. Personne ne viendrait plus.
D'un bras frémissant, elle revêtit son pull à la chaleur étrange, dont les mailles bleues tombaient déjà à terre. Elle s'assit confortablement devant l'âtre, observa le mobilier de bois, l'embrassa du regard comme un amour perdu, et craqua une allumette.
Sa vie partit en flammes.
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Rien ne sert aux muets de crier. On ne les entendra pas.
Short StoryUn conte trop rapide, un fragment de vie oubliée. Une vérité, peut-être aussi. [Marche funèbre - Frédéric Chopin]