Un Camp de Folie

2 • Le cadavre dans la forêt

Mandrill abattait la hache avec une régularité qui trahissait une certaine habitude. La lame arrivait exactement où il l'avait décidé, à chaque coup ou presque. Il vit Buffle émerger de la forêt à une vingtaine de mètres de lui, pâle sous sa peau noire. Mandrill déposa sa hache et s'avança à sa rencontre.

" Eh vieux, ça va?"

Buffle l'ignora et passa devant lui sans mot dire.
Mandrill était étonné, lui et Buffle s'étaient toujours bien entendus, ils jouaient dans le même club de foot. Intrigué et vaguement inquiet, il lui emboîta le pas. Hors de question de ne pas être au premières loges de quoi que ce soit qui allait se produire.

Mandrill était le garçon le plus âgé de la troupe, grand et sportif. Il était pourvu de cette confiance en soi qui attire l'attention, et de l'arrogance qui l'accompagne. Il n'avait pas volé son grade de chef de patrouille, ses capacités le prouvaient au quotidien de chaque activité de le troupe. Néanmoins, il avait une certaine tendance à se croire pourvu de la science infuse, et par là même à difficilement accepter la contradiction... il avait mal pris la fois où on le lui avait fait remarquer.

Buffle avançait vite, essoufflé et toujours aussi pâle.Ils croisèrent Hermine et Macaon, Wallaby et Sajou, mais Buffle ne s'arrêta pas avant d'être près de Sarcelle, qui s'échinait sur une bêche. Mandrill lui aurait bien donné un ou l'autre conseil pour s'en sortir un peu plus facilement, mais la situation de Buffle lui sembla réclamer plus d'attention que la manipulation efficace d'une bêche. Il resta silencieux, quelque pas derrière Buffle, et ouvrit grand ses oreilles.

***

Un quart d'heure plus tard, Mandrill était en train de raconter à sa patrouille ébahie le dialogue dont il avait été témoin. Pris dans leur conversation, les deux animateurs bientôt rejoints par Hirondelle n'avaient pas pris conscience de la présence de Mandrill. Il s'était éclipsé au bon moment, il avait toujours eu le nez pour ces choses-là, et les avait entendus dire, alors qu'il s'éloignait : "Pas un mot aux scouts."

Oups. Les scouts allaient en entendre un peu plus qu'un mot.

"Un cadavre?! s'exclama la petite Gerboise, une fille de douze ans toute maigrelette aux longues tresses.

- Ouais, un cadavre tout déchiqueté, le visage lacéré, avec du sang partout et un bon paquet de mouches, apparemment.

- C'est dégueulasse, fit Torgos avec un sourire effrayant.
Torgos n'avait pas été gratifié d'un totem de vautour pour rien. Dans son temps libre, il n'était pas rare de le voir jouer avec des animaux morts. En fait, pour tout dire, c'était sa principale occupation. Il avait un don pour les dénicher, mais il n'avait jamais été prouvé qu'il ne les tuait pas lui-même. À son foulard pendaient plusieurs petits crânes, de rongeurs et d'oiseaux. Forcément, il était assez solitaire, les autres adolescents l'évitaient un maximum, compte tenu de ses répugnantes passions ; même les chefs étaient mal à l'aise en le côtoyant. Torgos avait été le seul à sembler se réjouir de la nouvelle.

Mandrill s'était réjoui d'avoir une nouvelle à raconter, jusqu'à en savoir la teneur. Torgos, quant à lui, avait été indifférent à la nouvelle jusqu'à en savoir la teneur. Maintenant, il était ravi.

Les autres scouts affichaient tous le même air, savant dosage entre la peur et la curiosité morbide qui leur donnait presque envie d'aller voir à quoi ressemblait un vrai cadavre. Presque seulement. Aussi, quand les chefs passèrent, en essayant d'avoir l'air dégagé, pour aller voir ce dont avait parlé Buffle, seul Torgos se leva et les suivit à distance. Les autres retournèrent à leurs activités en s'efforçant de ne pas penser au mystéreux cadavre qu'ils imaginaient tous sans avoir aucune idée de à quoi il pouvait ressembler, et surtout en essayant de toutes leurs forces de ne pas se poser les questions fatidiques :

Qu'est-ce qui avait tué l'homme?
Et surtout : où était ce qui avait tué l'homme à présent?