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- Pourquoi tu pleures ?
- Je pleure pas.

Au début, j'ai pas bien réalisé. Les lumières clignotaient, les gens bougeaient, la salle surchauffée faisait perler la sueur aux commissures des yeux et du cou. On était le 31 décembre. C'était la soirée de Margot. Il y avait tout le lycée, ou presque, j'ai pas compté.
Des dés de pomme sur le buffet aux verres de rhum, reflets bleuet, la nuit s'effiloche,

mauvaise pioche.

On se dit papier peint, tapisserie, un petit rien. Un petit rien qui s'efface, de la fête de Margot, des danses sur la sono.
Annouk soupire. Le temps, l'espace se tortillent, mon cœur s'emballe, les broutilles se changent en rafale.

- Je pleure pas, j'ai répété. Parce que ça se posait comme une affirmation alors que je n'étais sûre de rien, que ça me protégeait peut-être un peu, alors que j'avais peur.
- T'es marrante, Ewen.
- T'es jolie, Annouk.
Annouk m'a regardé comme si elle me voyait vraiment pour la première fois.
- Qu'est ce que tu vas faire l'année prochaine ?
- École d'art. Et toi ?
- Ecole d'art. Où ça ?
- Je sais pas encore.
- Tu me montre ?
- D'accord.

Alors on est montées à l'étage. Tenir la main d'Annouk, c'était comme tenir un brasier.
Elle était brûlante. Ses flammes frôlaient tout à fait mes phalanges.
Il fallait un bureau, du papier, un stylo. On est entrées dans une chambre. Annouk s'est étirée sur un fauteuil délavé.
J'ai commencé à la dessiner.
Et puis la situation nous a paru vraiment cocasse, saugrenue. Et même si on était sobre, on s'est mises à rire. Le rire d'Annouk, il était géant, pas élégant mais il la rendait tellement réelle, tellement là, maintenant, chez Margot, à coté, au bout de mon crayon. Je l'observait plus comme un personnage de vitrine, de musé.

La vitre, elle s'était brisée.

Je pénétrait dans son monde à elle.
Et elle était vivant.
Tellement vivante....
La quantité de choses absurdes que dilapida Annouk cette nuit-là aurait suffit à alimenter toute une vie. Et je dessinais. Je dessinais ses rêves, ses envies, ses idées trop noires.
- Alors, ça avance ?
- Un peu.
- C'est difficile ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Je sais pas. T'es réelle.
- Tu l'es pas, toi ?
- Si, sans doutes.
Elle a rigolé. Son mascara avait coulé.
- D'habitude, je dessine plutôt les plantes, ça doit être pour ça, j'ai dit.
- Imagine que je suis une plante ! Illusoire, chimérique !
- T'es loin d'être une plante, Annouk.

"Il y a des moments où les mots s'usent et où le silence commence à parler".
On en était à ce moment là, je crois.
En bas, la bande-son déficitaire et médiocre des lycéens faisaient bouger les rideaux dans une valse lente.

Elle sentait le pamplemousse.

C'était mon premier
baiser.

PamplemousseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant