Généralité

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Je ne vais pas écrire un texte de loi ou une vérité générale. Je n'ai aucune légitimité. J'aimerai juste vous faire part de mes réflexions autour de l'identification. Commençons juste par : c'est quoi l'identification pour moi ?

Quand votre lecteur lit votre texte, si vous êtes auteur, il s'agit de ce moment où il parvient à se mettre dans les bottes de "Joe", l'agriculteur bedonnant de 70 ans. Et là, on vient déjà de pointer du doigt tout le problème de l'identification, tout son enjeu. Votre lecteur, ce ne sera sans doute pas quelqu'un qui ressemble à "Joe". Ce ne sera pas forcément un homme, pas forcément quelqu'un de bedonnant et pas forcément un agriculteur. Il y a également bien des chances que votre lecteur n'ait pas 70 ans.

Néanmoins, en écrivant votre texte et plus encore en l'imaginant, vous pouvez parvenir à un résultat étrange. Peut-être que Nathalie, 16 ans, étudiante dans une grande ville s'identifiera à Joe, malgré la totalité de leurs différences.

Les différences, c'est facile de les cataloguer, de les identifier et de les chiffrer. Les différences il y en aura toujours entre votre lecteur et votre personnage, à moins d'un énorme coup de chance et même ainsi ce serait peut-être plus malaisant qu'autres choses. Ces différences, elles sont ce qui permet au lecteur de voyager, de découvrir, de rêver, de se faire plaisir et c'est pour ça, je pense, qu'il faut les choyer.

Cependant, pour qu'un lecteur se sente bien en compagnie de Joe, il va falloir faire quelque chose, quelque chose d'important. Il va falloir le rendre "humain". Alors, quand je dis humain, je ne parle pas de l'espèce en soit, Joe pourrait être un chien, ça n'y changerait rien. Là, on va plus parler d'humanité. Disons qu'on va en faire "quelqu'un".

Donc Joe, il a un passé, certes, mais il a aussi une famille. Il a un caractère, il a des envies (ou pas), il a un état de santé qui lui est propre. Joe il a une façon de voir le monde. Tout ça, cet ensemble complexe de petits détails : c'est Joe.

Essayons ça pour quelques lignes. Nathalie, notre lectrice, se sent seule en ce moment. Jeune étudiante, elle vient d'emménager dans une grande ville, loin de sa famille qui lui manque énormément. Elle tombe sur l'histoire de Joe, ça a l'air bizarre, mais elle décide de lire les premières lignes par pure curiosité.

Joe, c'est un mec sans histoire. Il n'a pas fait la guerre, il n'a pas perdu des tas d'amis, en faites, il n'a peut-être même rien fait de sa vie. Ça, c'est une des grandes angoisses de Nathalie, elle veut faire des grandes études pour ça. Elle veut être utile, elle veut laisser une trace.

Enfin, Joe, il a fait quelque chose quand même, il y a eu la ferme. Depuis toujours il aime les plantes, il s'est mis à faire pousser tout un tas de choses. D'abord des plans de tomates, c'était facile et la production remplissait l'assiette de sa famille. Un jour, sa femme a commencé à collecter les graines pour faire les plantations de l'an prochain. La femme de Joe, c'est Marjorie. Elle était belle comme une rose, elle avait juste l'air terriblement épanouie. Elle était. Elle est morte, il y a quelques années à présent.

Depuis Joe il est là, assis sur sa marche, immobile, à regarder le jardin qui tombe en ruine. Il n'a plus l'envie, plus la motivation, il se demande si mourir y changerait vraiment quelque chose. Il n'a pas d'enfants, leurs seuls petits, c'était les plantes. Par moment, de l'ombre passe devant son visage, c'est les grandes branches d'un noyer qu'ils ont planté ensemble. Joe pourrait s'en rappeler et ses souvenirs pourraient parler à Nathalie. Elle, elle plantait des arbres avec son papa. Elle est toujours impressionnée quand elle rentre de voir à quel point ils ont grandi. Et ça, c'est exactement ce à quoi pense Joe ...

Et puis un jour, il se passe un truc. Une femme d'une cinquantaine d'année vient à sa rencontre. Elle est à la recherche de vieilles graines, elle tient une serre. Elle découvre le jardin en friche et le monsieur âgé. De fil en aiguilles, ils discutent, ils se mettent à parler de plantes, de variétés, de boutures, ... Ils ont une passion commune. Nathalie, elle n'aime pas particulièrement les plantes, un autre lecteur pourrait adorer ce passage, mais pas elle par contre, ce sentiment d'émulation, elle le connait. C'est exactement ce qu'il se passe quand elle va à la bibliothèque et qu'elle discute avec l'un des étudiants de son année.

A travers l'histoire de Joe qui reprend goûts à la vie après avoir perdu ce qu'il avait de plus cher, elle se sent revivre un petit peu. Elle trouve un petit millier de points communs entre Joe et elle, toutes ces petites réflexions sur la vie, tous ces détails sans importances comme sa manie de vérifier deux fois s'il a bien ses clés avant de partir tout en oubliant de regarder si la porte est verrouillée. Elle se reconnait en lui.

Joe et Nathalie n'ont rien en commun a priori. Sauf que Nathalie vient de lire plus des trois quarts de la petite histoire de Joe et elle a envie de continuer. Elle a envie de voir s'il peut s'en sortir. C'est un monsieur bedonnant de 70 ans ? Ouais, et après ? Au-delà de leurs différences, il y a tout ce qui les rapprochent.

C'était un exemple rapide et finalement, juste intuitif, et peut-être qu'en tant que lecteur, il y a eu un micro détail, quelque part, qui a fait mouche. Ou peut-être pas. Parmi tous les personnages que vous rencontrerez au fil de vos lectures, vous serez peut-être surpris de vous identifier facilement à certains et très difficilement à d'autres qui pourtant vous ressemble plus de prime abord.

Prenons un exemple. Je suis une femme, pansexuelle s'il faut mettre un mot là-dessus, plutôt blanche de peau, européenne, française. J'ai été brièvement à la FAC. Et je suis lectrice.

Personnage 1 : une étudiante blanche, pansexuelle, française va à la FAC et vivra une romance.

Personnage 2 : un vampire asiatique, gay, millénaire va décider de partir voyager pour redécouvrir le monde.

Et bien, là, je ne peux pas vous dire à qui je vais m'identifier. Parce que l'étudiante n'est pas juste une étudiante, c'est une personne à part entière. Peut-être que c'est le genre de fêtarde vulgaire qui collectionne les mecs et les jette tours à tours. Peut-être que l'identification ne fonctionnera juste pas entre elle et moi. Et peut-être que le vampire sera une personne fatiguée qui cherche simplement à rêver de nouveau. Peut-être que ses aspirations et ses envies me parleront mille fois plus. Ou peut-être pas.

Tout ce que l'on peut faire en tant qu'auteur, c'est de rendre nos personnages aussi vivants, aussi riche et intéressant que possible. Et tout ce que l'on peut faire en tant que lecteur, c'est d'accepter le deal et de ne pas refuser de rencontrer tous les Joe qui se cachent dans des millier de livres. De ne pas refuser de faire trois mètres en compagnie d'un vieil vampire ou d'une jeune étudiante, juste par principe. Juste accepter de faire ces rencontres et de laisser la magie opérée. Voilà le deal que propose l'identification pour moi.

Bon voyage à tous ;)

Réflexions autour de l'identificationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant