Chapitre 1 : Isée, rive gauche

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La petite punk le lui avait dit. Le sentier devenait presque impraticable une fois passée la rangée brouillonne des immeubles HLM du Maupas, en surplomb. Après la partie goudronnée, fréquentée par les joggeurs, les cyclistes, les promeneurs solitaires, les couples et les familles, l'allée aménagée par les services de la mairie devenait un chemin caillouteux, dégagé pendant quelques centaines de mètres, puis envahi peu à peu par une végétation adventice. Des touffes de mauvaises herbes surgissaient entre les pierres, au milieu du sable grisâtre, roulé depuis des millénaires par le courant de la rivière. Le trèfle et les boutons d'or, colorant les bordures, laissaient place à une confusion de chiendent, d'orties, de mouron des oiseaux et de darmera.

Isée avait atteint la zone où le chemin de promenade devenait une sente étroite. Elle marchait vite, mais prenait garde aux racines et aux branches mortes qui barraient de temps à autre sa route. Ses Adidas rose clair s'enfonçaient par endroits dans le sol gorgé d'eau. Le soleil du mois de juillet peinait à assécher les stigmates des pluies torrentielles des jours précédents. La végétation des berges prospérait. Les noisetiers et les troènes projetaient leurs ombres rafraichissantes sur son parcours. Le parfum du sureau en fleur venait doucement flatter ses narines. Les trente-et-un degrés affichés sur son téléphone collaient ses cheveux dans son cou et elle sentait des gouttes de sueur rouler dans son dos et tremper son tee-shirt. Elle regrettait d'être partie en jean, slim qui plus est. Un short d'été aurait été plus approprié. Le coton épais enserrait désagréablement ses cuisses et ses mollets. Elle sentait sa culotte adhérer à ses fesses, trempée par la moiteur de sa peau. Son sac en bandoulière cognait en rythme contre sa hanche droite.

Elle n'avait croisé personne depuis de longues minutes. Le dernier humain rencontré était un coureur essoufflé, les joues rouges, affublé d'un maillot Kalenji moulant les bourrelets de son ventre. Elle n'entendait par intermittence que des cris d'oiseaux indistincts, et des bourdonnements d'insectes. Des moucherons tournoyaient autour de son visage et elle les chassait de grands gestes agacés, agitant les mains et les bras. A quelques centimètres, à sa gauche, elle entendait le clapotis de l'eau contre les galets et les troncs de la ripisylve, et en scrutant les vaguelettes, elle avait repéré de souples virgules brillantes, affleurant presque, goujons, gardèches et petites carpes, prémunis ici des pêcheurs installés plus en aval. 

De l'autre berge, rive droite, elle avait longtemps perçu des rires d'hommes, bêtes et rassurants, et le claquement plus ou moins régulier des boules de pétanque, suivi d'exclamations et de cris. A travers les feuillages, et malgré la distance, trente mètres au moins, elle devinait des mères de famille promenant leur progéniture remuante en petits groupes compacts. Le terrain de jeu, ses toboggans et ses balançoires n'étaient pas loin. Les bruissements du centre ville n'étaient qu'un ronronnement léger, les véhicules les plus proches circulant sur les quais, peu encombrés à cette heure de l'après-midi. C'était vers dix-sept ou dix-huit heures que les embouteillages commençaient à se former.

Comme le lui avait annoncé Paloma, la gamine piercée et tatouée, qui trainait avec ses chiens place de la Révolution, elle commençait à percevoir le grondement des autos et des camions, lancés sur l'autoroute à vive allure, aveugles à la silhouette de la ville, aplanie par le soleil vertical, sa lumière crue écrasant immeubles, clochers et campaniles. Elle s'approchait du pont.

Elle traversait une zone où les arbres avaient presque disparu. Quelques peupliers s'élançaient encore vers le ciel, et un saule laissait paresseusement infuser ses branches dans l'eau de la rivière. A sa droite, les habitations, qui s'étaient faites de plus en plus rares, étaient remplacées par des terrains broussailleux, clôturés par des grillages rouillés et des portails mal en point. Autrefois, ces propriétés devaient constituer des terrains agricoles, des prés pour les vaches ou les moutons, et elles étaient aujourd'hui à l'abandon, dominés par la présence de l'autoroute toute proche, et d'une ligne à haute tension qu'Isée considérait avec prudence. La végétation était presque uniquement composée de plantes basses et aquatiques : joncs, fougères, nénuphars, millepertuis, renoncules et lentilles d'eau.

Bientôt, la silhouette du viaduc autoroutier apparut. Elle y était. Le sentier n'était plus qu'une vague sillon dessiné dans les herbes hautes, mais il existait. La masse énorme envahissait tout le paysage, par son aspect massif, anguleux, et aussi par le vrombissement qui émanait d'elle. Sous le galbe de ses piliers gigantesques, un immense abri de béton et d'acier.

Elle arrivait dans le domaine d'Otterman. Elle sortit l'appareil photo de son sac. 


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