Chapitre 5 : La manufacture

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Oggy, Paloma, Maël, Alex et Romain avaient levé le camp pour se rendre à l'Icône. Ils marchaient presque en file indienne, les trois chiens à leurs côtés. Oggy avait conscience de l'effet inquiétant que leur troupe exerçait sur les passants. Une horde dépenaillée et sa meute. Une des raisons pour lesquelles il préférait les tous petits comités aux tribus.D'un, il n'aimait au fond pas tant que ça se faire remarquer, et de deux, les groupes de plus de six personnes, même libertaires, lui évoquaient invariablement l'armée, avec ses commandants, ses lieutenants, ses sous-fifres et ses victimes. Ou tout du moins la colo, trop fréquentée quand il était gosse. Parce que l'armée, il ne l'avait pas faite. S'il était né trois ou quatre ans plus tard,il aurait pu y échapper totalement, l'appel obligatoire sous les drapeaux ayant été suspendu en 1997. Mais tous les jeunes mecs de sa génération avaient dû à leur majorité se soumettre aux "trois jours" dans un centre de sélection et d'orientation, qui dirigeait les conscrits vers telle arme ou unité, et passer la fameuse visite médicale permettant de déterminer l'aptitude d'un individu au service militaire. Il avait parfaitement réussi les tests psychotechniques, en tout cas à son sens, et il était parvenu sans efforts à se faire réformer P4, c'est-à-dire pour motifs psychologiques incompatibles avec le service national français. Il avait bien bluffé ce tocard de médecin militaire. Dans ta face,l'armée.

Paloma avançait derrière lui,toujours un œil sur les chiens, attentive à ce qu'ils ne s'éloignent pas du groupe, pour aller chasser un pigeon ou boire dans une fontaine. Ils n'avaient pas leurs laisses. Elle ne savait pas trop ce qu'était l'Icône, trop jeune pour avoir connu le lieu du temps de sa splendeur. Oggy s'était mis à débiter sa science et ses vieux souvenirs et il fallait reconnaître qu'il savait raconter les histoires.

A l'origine, l'ensemble des bâtiments abritait une manufacture de porcelaine, fondée au début du dix-neuvième siècle par deux frères, Émile et Gustave Faure. La rivière permettait le flottage et l'acheminement du bois qui alimentait les fours de la fabrique, tandis qu'un moulin, situé en amont, broyait le kaolin et fournissait directement la matière première. Sous le Second Empire, la manufacture avait compté jusqu'à quatre-cents ouvriers et employés, exerçant une grande diversité de métiers, dont celui de décorateur. La délicatesse des décors, entrelacs végétaux, dorures géométriques, sujets gracieux, pastoraux ou zoologiques, et le savoir-faire des petites mains, manipulant à la perfection le kaolin, le feldspath et le quartz pour obtenir les pièces les plus fines, avaient fait des Établissements Faure une des maisons porcelainières les plus prospères de la ville. On retrouvait leurs assiettes, leurs plats, leurs soupières, leurs vases sur les plus prestigieuses tables d'Europe. Mais le vingtième siècle était arrivé, avec ses guerres, ses scandales et ses drames familiaux, et la dynastie Faure, diminuée, éparpillée, au bord de la ruine, avait petit à petit abandonné les choses, d'abord les sites d'exploitation du kaolin, et puis finalement l'usine elle-même, au milieu des années soixante-dix, cédant à un prix dérisoire les terrains et les bâtiments à la mairie. Durant une longue période, les services de la ville les avaient utilisés comme hangars de stockage, y remisant bancs, barrières, et équipements urbains divers, et ce jusqu'au début des années quatre-vingt-dix.

Oggy était alors un adolescent, unpetit collégien rebelle, qui écoutait, comme tous les petits collégiens rebelles de sa génération, Nirvana, Guns'n'Roses et Metallica dans sa chambre au papier peint couvert de punaises et de posters. Il lisait et relisait les chroniques de disques et les interviews de musiciens dans les mensuels qu'il parcourait, puis piquait, au Super U de son quartier, pendant que sa mère comparai tle prix des pâtes dans le rayon d'à côté. Les filles, alors,l'intéressaient moins que le rock. Malgré son argent de poche,celui d'un gosse vivant en cité HLM, avec une mère aide-soignante et célibataire, il n'avait pas vraiment les moyens de s'acheter les CDs dont il compulsait avec frénésie les critiques dans Hard Rock Magazine. Mais des élèves de troisième de son collège avaient entrepris de se livrer à un prodigieux trafic de cassettes copiées, avec les titres des morceaux écrits au Bic sur les jaquettes cartonnées, et il était parvenu à obtenir pour quelques dizaines de francs les albums de Faith No More ou de Pantera dont jusque là il n'avait pu que rêver le contenu. Il écoutait de la musique, de tout, à condition qu'il y ait des guitares, mais la rêvait surtout. Il assimilait tout ce qu'il lisait, et rien qu'avec des mots, il était capable de faire surgir sous son crâne les bims des caisses claires, les solos des guitares, les slaps des basses et même les textes, en anglais, des chansons. Enfin, c'est ce qu'illeur racontait.

L'expérience et la culture venant, il s'était rapidement intégré au sein du clan glorieux des "fans de musique". Il n'achetait plus les cassettes copiées. Il se faisait prêter les CDs, les enregistrait lui même sur sa platine double-cassette, et parfois même, il omettait de les rendre à leur propriétaire. Mais Oggy avait du charme, de la tchatche, et il embrouillait facilement ses nouveaux potes, qui finissaient par laisser couler. Il était un peu plus jeune qu'eux, petit pour sonâge, encore enfantin dans ses traits, et il avait presque reçu le titre de mascotte officielle de la bande.

C'est à cette époque qu'il avait obtenu son surnom d'Oggy. Il se souvenait parfaitement de comment c'était venu. Un mélange entre son vrai prénom, Olivier, et Iggy Pop, dont il imitait à la perfection les déhanchements et la danse du ventre. C'était une consécration. On le baptisait de son nom de rockeur. Il avait alors connu pour la première fois le frisson des usines Faure. La mairie avait octroyé à des organisateurs de concerts, structurés en association, d'occuper les lieux. Ça lui évitait d'avoir à tout entretenir, et ça plaisait aux jeunes,futur électorat. Accompagné du frère de vingt-deux ans de l'un de ses camarades, il y avait vu son premier concert. Un groupe local qui s'appelait Nicotine Star. C'était mauvais, le groupe n'était pas mûr, mais c'était du rock, et il fréquentait maintenant le lieu absolu qui légitimait son pseudo, sa réputation, et son nouveau look, un mélange entre Kurt Cobain et Axl Rose.

Pendant les années qui avaient suivi,la manufacture avait changé quatre fois de nom : la Factory était devenue le Django, puis le Kaolin Sauvage et enfin, au début des années 2010, l'Icône. Des centaines de concerts y avaient été donnés, allant du jazz au black metal, en passant par le rap ou la musique électronique. Une institution. Un repère aussi, avec son bar, ses toilettes crasseuses, ses habitués, qui faisaient presque partie du décor. Oggy y avait pris sa première cuite, avait perdu sa virginité sur le parking, dans une Ford Fiesta, avec une jolie brune nommée Caroline (il avait veillé à s'étendre sur le sujet pendant son récit), y avait reçu sa première leçon de gratte,avec le guitariste d'un groupe de folk australien, s'y était battu aussi, et drogué, pas mal. Dans les dernières années, il n'avait plus fréquenté qu'occasionnellement la salle, lorsqu'un groupe vraiment cool y était programmé, mais il y avait tous ses souvenirs, toute sa jeunesse. Il se sentait comme mandaté pour protéger ce lieu, pour en être le gardien.




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