Chapitre 3 : Sous les routes des hommes

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Isée avait ralenti l'allure. Elle ne voulait manquer aucun signe. Si Otterman vivait, ou avait vécu ici, s'il y avait travaillé, mangé, dormi, elle trouverait certainement les traces de cette présence. Appareil-photo en main, elle considérait chaque mètre carré comme une archéologue, attentive aux vestiges hypothétiques, impatiente de faire de ses conjectures des faits établis. Elle prenait des clichés des alentours, du sentier qui s'était progressivement amenuisé, de l'eau opaque de la rivière, du pont colossal, posé là comme un titan, comme un dinosaure futuriste prêt à engloutir le monde. 

Elle avançait prudemment dans les herbes qui montaient jusqu'à ses genoux. A mesure qu'elle se rapprochait des premiers piliers, la végétation omniprésente cédait peu à peu la place à un espace minéral. Elle sentait sous les semelles trop fines de ses baskets toutes les aspérités du sol, toutes ses irrégularités, et elle grimaçait lorsque la plante de ses pieds écrasait involontairement les saillies des cailloux qui parsemaient son parcours. Entre les pierres, une flore rampante s'arrachait de ce terreau ingrat. Le grand plantain et la cymbalaire avaient fait leur paradis de cette terre aride, égayant le gris terne et le blanc sombre de taches vertes.

La monumentale construction, sous ses poutres et son tablier supportant les six voies de circulation de l'autoroute, résonnait d'un vacarme presque assourdissant, et semblait un refuge étrange, même pour quelqu'un comme Otterman. Ou du moins ce qu'on en disait. Comme une intrusion de la nature dans ce régime artificiel, entre les interstices du béton des poutres, une végétation opportuniste qu'elle n'identifiait pas vraiment à cette distance, semblable à du liseron, fleuri par endroits, serpentait dans la travée centrale, la recouvrant d'un voile végétal apaisant.

Isée ne savait pas si elle devait se fier aux dires exaltés de Paloma. La gamine était une fan, elle l'avait cherché, elle aussi, mais ne l'avait pas trouvé. Isée en était sûre. On pouvait lui faire confiance jusqu'à un certain point, mais de trop fréquentes incohérences dans son discours lui donnaient une apparence de fanfaronnade ou de légère mythomanie. Pourtant ses informations s'étaient déjà avérées. Pas systématiquement, mais par deux fois, elle avait su lui indiquer l'emplacement de dessins signés de la main d'Otterman. La petite abeille discrète, au coin d'une fontaine isolée du jardin de l'Abbaye, et la madone au hérisson, saisissante de beauté, sur un wagon oublié, dans la vieille gare Montjovis. Mais savoir où trouver des graffitis, et connaître le repère d'une légende insaisissable, ce n'était pas la même chose. Paloma était toujours précise sur les lieux, mais les faits restaient flous, nébuleux, et il était impossible de lui faire dire d'où lui venaient ses renseignements. Elle était admise dans les milieux marginaux de la ville, qui constituaient une société en soi, avec ses codes, sa culture, ses liens et ses inimitiés, ses savoirs secrets. Les connaissances devaient circuler d'un groupe à l'autre, être répétées, criées, chuchotées, déformées aussi, façonnant un édifice de savoirs géographiques, une architecture souterraine de récits et de mémoires parallèle à l'histoire officielle.

En pénétrant sous le pont, Isée atteint enfin une zone d'ombre, fraîche et balayée par une légère brise. Elle replaça son appareil photo dans son sac pour observer sans être troublée par le prisme de l'écran et du viseur. Elle se voyait comme Alice s'abîmant dans le pays des merveilles, dans cette intimité végétale et minérale. Le terrier du lapin blanc était ce portail d'ombre. Étrangement, le tumulte de la circulation était assourdi par la masse de béton au-dessus d'elle. Le mastodonte résonnait maintenant d'un grondement caverneux, un peu inquiétant.

Les premières piles du pont s'enfonçaient dans le sol une quinzaine de mètres plus haut, la parcelle s'élevant en pente raide jusque là, formant une friche de plantes pionnières et de terre caillouteuse. Peu de choses laissaient imaginer qu'un être humain puisse occuper ce no man's land. Ni planches pouvant constituer une cabane, ni traces de feu, encore moins sacs ou coffres pouvant renfermer vêtements, effets personnels ou outils de travail. Rien. Paloma avait dû broder sur la réalité, fantasmer une grotte fabuleuse, ou tout simplement mentir pour se donner de l'importance, ou pour s'amuser de sa curiosité.

Isée commença malgré tout à gravir la montée qui menait jusqu'à la base de la construction. La déclivité était bien plus abrupte que ce qu'elle avait estimé en considérant le terrain depuis la berge. Le souffle court, elle s'efforçait de gagner le point le plus haut. Ses baskets glissaient et plusieurs fois, elle manqua de s'écorcher les mains en se rattrapant de justesse. Elle se trouvait presque contre l'épaisse paroi de béton de la culée, et si elle avançait plus, elle serait contrainte de se courber sous la maçonnerie de la voûte. Elle essayait de ne pas penser au flot de voitures, de motos, de cars et de camions qui roulaient juste au-dessus de son crâne, vagues métalliques démesurées qui écrasaient toute sa solitude animale et sa fragilité de bête lilliputienne. Elle se retourna enfin pour contempler la parfaite symétrie imaginée par les architectes concepteurs de l'ouvrage.

Elle commença par saisir la bandoulière de son sac pour s'en libérer et le posa doucement sur le sol. Le soleil commençait à perdre de la hauteur, et la lumière crue et blanche du milieu d'après midi se transformait maintenant en un vernis doré qui recouvrait tout. La rivière scintillait de reflets vermeils qui irisaient sur le béton du pont comme des mouchetures marbrées. Isée plissa les yeux pour être certaine de n'être pas face à une illusion. Le spectacle qui s'offrait à ses yeux était inimaginable.

Sous les routes des hommes, un artiste fou avait bel et bien laissé sa trace. Ce qu'elle avait pris pour les torsades d'une plante invasive était en réalité l'œuvre d'un être humain. Les lianes si fines, les tresses vertes, les constellations d'inflorescences, étaient un parfait trompe-l'œil. La voûte était couverte d'une fresque immense, invisible au spectateur ne bénéficiant pas d'un point de vue optimal, et le trompe-l'œil de verdure n'était que l'écrin d'un monde fabuleux. A la faveur du soleil couchant, des oiseaux extraordinaires émergeaient maintenant des feuillages et déployaient leurs ailes multicolores : des hybrides de paons, de cygnes ou de perroquets rencontraient de tendres faucons mauves ou des chouettes argentés, évoquant le décor néo-baroque d'un boudoir de marquise contemporaine. Et parmi cette faune céleste, Isée reconnut aussi des animaux disparus, qu'elle n'avait vus que dans des livres : des archéoptéryx, dinosaures-oiseaux de la fin du Jurassique, étaient mêlés aux espèces encore existantes, et au centre de la fresque, un ptérodactyle géant menaçait de ses ailes membraneuses et sombres le promeneur indiscret.


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