CHAPITRE 1 : la première leçon

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« Je voulais moi aussi
un peu de rouge sur les lèvres
Alors je l'ai embrassée » - concours RATP

Ce matin là, je suis arrivée en avance dans l'amphithéâtre, presque vide, à l'exception de quelques banlieusards obligés de prendre des trains tôt le matin. Le prof était déjà assis à son bureau tout devant presque imperceptible. Derrière lui, sur le tableau il y avait un immense triangle. Je l'ai fixé, alors que l'amphithéâtre se remplissait progressivement autour de moi, perturbée. Quelques malins s'amusèrent à dire qu'ont avait échangé nos heures de philosophie contre des mathématiques, heureusement que non. Je vois parfois mon frère réviser ses cours, qui aurait pu penser que les mots « matrice diagonalisable d'endomorphisme » puissent signifier quelque chose ? D'autres pensaient que notre prof révèle son côté Illuminati, les théories vont de bon train jusqu'à ce que M. Robert se lève. Sa prestance fait taire la salle immédiatement. On attendait avidement de savoir si ce dessin avait un sens particulier et surtout lequel ? Je pris mon ordinateur et me voilà. Je suis persuadée qu'écrire dès introductions à nos cours nous aide pour les replacer temporellement et ainsi mieux les retenir.
- Aujourd'hui nous allons parler de l'amour ...
Quelques élèves ricanent.
- L'amour, l'amour avec un grand A. Celui qui fait vibrer les cœurs, qui déchaîne les passions. Celui dont vous rêvez tous mais que vous ne connaissez pas.
Les quelques filles fleur bleue de l'amphithéâtre protestent faiblement. Bien sûr que si, elles savent ce qu'est l'amour, les papillons dans le ventre et tout ce qui va avec. Mais moi je suis intéressée plus qu'un autre jour. Je me demande ce qu'il va pouvoir nous dire. J'ai hâte même. Je ne suis pas experte en la matière. Les quelques expériences que j'ai pu vivre n'ont pas été enrichissante et mes parents ne sont pas des modèles.
- L'amour c'est toujours à trois, reprend d'une voix forte M. Robert.
Les ricanements s'amplifient. Joseph et Lucas se tournent vers moi et me demandent si je suis intéressée. Je les regarde à peine, j'ai l'habitude de leurs enfantillages, ils jouent les durs mais écrivent encore des poèmes sur du papier rose.
- Laissez-moi vous expliquer, vous êtes dans le faux. Je ne parle pas d'un plan à trois, bien que vous fassiez ce que vous voulez, je ne veux pas savoir.
Il n'est pas comme d'autres profs, distants, peu intéressés. M. Robert nous connaît presque tous malgré le nombre et le peu d'heures que nous avons ensemble. Il sait qui a des soucis à la maison, qui a beaucoup de trajet, qui veut devenir écrivain ... Il est bien plus attentif à nous que nous le sommes entre nous.
- Quand je vous parle de trois pôles, il y a plusieurs interprétations. Tout d'abord, il y a la relation normale avec un modèle. C'est souvent le cas. Il peut s'agir du triangle amoureux. Cela peut concerner des relations sexuelles. Mais on peut aussi y voir une référence à la famille, aux désirs et à plein d'autres choses que nous explorerons cette année.
Le cours a continué, dans le plus grand calme.

M. Robert a rangé ses affaires, nous a souhaité bonne journée et est parti laissant pour la première fois de l'année une classe sans bruit encore en train de réfléchir. L'amour est l'un des rares sujets sur lesquels on ne veut pas de leçons. On rigole bien en quatrième quand il s'agit de l'éducation sexuelle, mais on ne veut personne pour dicter nos sentiments, nous dire ce qui est juste, ce que l'on peut tester ou pas. Pourtant cette fois on l'a écouté. Peut être parce qu'il nous parlait vraiment comme à des adultes. Parce que ce n'était pas une leçon toute simple, c'était une dissertation philosophique. J'avais hâte d'entendre la suite.

Après ce cours, les heures de culture de la renaissance me paraissent s'étirer dans le temps indéfiniment. J'en profite pour me replonger dans celui de M. Robert. Il nous a parlé des modèles.

Mes parents sont divorcés depuis peu. Plus d'amour, des querelles incessantes. Ce n'est toujours pas retombé. Ils se font la guerre. Sans penser qu'au milieu de ça mon frère et moi sommes pris au dépourvu. Il le ressent moins, absorbé qu'il est par ses études. Ou peut être n'est ce qu'une façade. Il est vrai que je le connais mieux que quiconque. Être né en même temps arrange les choses. Il aime dire que c'est le premier. Je lui rétorque que j'étais alors la plus maligne. On habite tous les deux dans un appartement à Paris. Mes parents ont vendu leur maison dans le 13e pour acheter chacun un petit appartement en banlieue. Le seul point sur lequel ils s'accordent est que « le divorce n'enrichit pas. » Je n'arrive plus, à cause de leurs disputes, à me souvenir du temps où ils s'aimaient. Pourtant à revoir les photos anciennes ça crève les yeux. Ils se regardent amoureusement, ils ont l'air si heureux. Je ne comprends pas comment cela peut disparaître.  Mais en terme de modèles, on ne peut pas dire que je suis servie. Pas d'amour de leur côté, ni de celui de ma tante. Marion de son prénom. Connue par tous les hommes de France ou presque. Immensément riche suite au décès d'un mari. Elle enchaîne depuis, elle « profite de la vie » comme elle aime à le dire. Les autres profitent d'elle ça c est certain. Peut être que cela lui permet d'oublier son seul et unique amour qui s'est tué en moto quand ils étaient jeunes. Elle me fait de la peine sur certains aspects mais je l'envie aussi. Elle peut tout s'offrir quand on se contente des étagères basses des supermarchés.

Je n'ai pas d'idéal féminin, pas d'idéal masculin. Il y a bien des gens que j'admire mais je ne souhaite pas leur ressembler. C'est leur unicité qui fait que je les aime tant. Alors, pour le côté modèle, on repassera.

J'arrive chez nous plus tard que d'habitude. J'ai traîné dans les rues, observé les couples, les familles, les solitaires pour essayer de percevoir ce parfum d'amour. Je me dirige vers la chambre de mon frère qui doit être penché sur son bureau à s'en crever les yeux. Il me surprend dans le salon. Il parait agité. Je sais qu'il s'est passé quelque chose.
- Papa ? Maman ?
- Non, c'est moi ...
Je soupire, espérant qu'il ne se soit pas attiré des ennuis.
- J'étais à la fête de Margot ce week-end, tu sais. J'avais bu. J'ai embrassé Chloé. Où elle m'a embrassé. Je ne sais plus.
- Mais c'est super !
- Oui mais elle veut qu'on se revoit.
- Et tu l'as embrassé comme ça, juste pour voir ? T'es un peu con toi, tu sais qu'elle elle t'aime vraiment bien.
- J'ai voulu faire comme Marion, profiter de la vie ...

Si seulement M. Robert avait vu ça.

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