L'ombre

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Rien ne bougeait. Il faisait nuit et froid. Seul le hululement d'une chouette et l'aboiement d'un chien, au loin, trompaient la sérénité du bois. C'est ici que Daralis avait décidé de faire sa halte. Sans papiers, elle devait traverser illégalement la frontière pour rejoindre l'autre côté. Il y avait quelques gardes, bien sûr, mais elle ne s'inquiétait pas. Elle l'avait déjà fait. Elle s'avachit dans les broussailles, fatiguée de sa longue marche, et ferma les yeux un instant. Le calme était si parfait qu'elle faillit tomber dans les bras de Morphée. Très vite, elle fut réveillée par un froissement de feuilles. Au début, il était léger, et puis il s'imposa pour devenir impossible à ignorer. Elle se recroquevillait au milieu des ronces, serrant si fort une petite pierre dans ses mains gelées qu'elle s'était coupée. Une ombre apparut, derrière un arbre, tout proche d'elle. De là où elle s'était cachée, elle ne pouvait pas voir les traits de la personne, mais elle était rapide, et ne semblait pas l'avoir vue. Tant mieux. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle ne tenait pas à être vue. La silhouette lui faisait froid dans le dos.

Malheureusement pour elle, l'ombre s'arrêta net et se retourna dans sa direction. Daralis essaya tant bien que mal de s'abriter derrière les ronces dont provenait une vile odeur de décomposition, même si celles-ci lui écorchaient le cou. Elle pouvait maintenant distinguer la figure qui s'approchait. Elle traversait en effet une petite clairière, et la lune qui luisait faiblement lui apportait la clarté nécessaire pour voir que ce qu'elle avait devant elle ne ressemblait pas à ce qu'on attendait d'un être humain. Visage émacié, aux yeux tellement pris sous la peau grise qu'ils devaient être aveugles, à la large bouche, ce squelette était enveloppé dans une cape de laquelle ne s'échappait aucun cheveu. Le tout faisait penser à la personnification même de la mort, si ce n'est qu'il n'y avait un je-ne-sais-quoi à propos de cette chose que Daralis ne pouvait s'empêcher de penser que ce qu'elle avait devant elle était mille fois pire, mille fois plus inquiétant, et aussi mille fois plus triste. À mesure que la figure s'approchait d'elle, la jeune femme sentait que cette première impression se confirmait ; ses forces ne la quittaient pas mais au lieu du calme et de la bienveillance maternelle qui l'habitait d'ordinaire, progressaient comme des serpents la rage, la jalousie et l'égoïsme. Dans son esprit, tout devient confus pendant une fraction de secondes. Elle se vit face à une violence inimaginable, un acte criminel commis par elle-même : le meurtre. Et puis aussi soudainement que ces pulsions sanguinaires étaient apparues, elles s'évaporèrent.

Elle tremblait à présent, non seulement par effroi, mais aussi par panique. L'idée même qu'elle avait pu imaginer commettre de telles choses lui était insupportable. Son tremblement ne lui permettait pas d'apercevoir les pulsations de la pierre qu'elle serrait toujours. Elle ne s'apercevait pas non plus de la chaleur douce comme une brise d'été qui en venait. Pourtant, ce n'était pas faute de la serrer. Alors que la mort s'approchait inéxorablement d'elle, ce bout de caillou pourtant insignifiant était pour elle un refuge et un talisman, le dernier point d'ancrage, le dernier espoir avant la fin. C'était la seule chose à laquelle elle pouvait s'accrocher, de façon figurative comme au sens premier. Elle n'osait pas toucher les ronces ; après tout, elle n'avait pas non plus envie d'ajouter à sa situation déjà terrifiante de vilaines blessures.

Et puis soudain, ce que Daralis avait espéré et craint plus que tout arriva. Une main se posa sur son épaule. Daralis tressaillit, un peu intimidée par la personne qu'elle savait à ses côtés. Mais dans l'urgence de la situation, elle s'empressa de murmurer :

- Je ne sais pas comment te remercier d'être venu, Alex, je n'étais pas sûre que cela marche. Pour aller au plus bref, j'ai bien peur que notre cauchemar vient de se réaliser, et que je vais mourir. Il faut protéger ce qui nous reste.

Sur ces mots, elle se retourna et lui tendit la petite pierre qu'elle avait tenue tout au long de son discours bien serrée dans sa paume. L'homme qu'elle avait en face d'elle, qui paraissait à peine plus vieux, était pourtant habillé complètement différemment : costume impeccable, cheveux parfaitement domptés et chaussures cirées. Mais sur son visage, l'expression à la vue du caillou d'apparence insignifiante était la même : celle d'une pure adoration. Cependant, alors qu'il relevait les yeux vers Daralis, une larme se forma dans ses yeux bruns.

- Tu en es absolument sûre ? Je sens ce que tu veux faire, dit-il en prenant la petite forme ronde, mais est-ce qu'il n'y aurait pas une autre solution ?

- Je suis seule au milieu de nulle part, elle approche. À part si tu as autre chose à me proposer, non, je ne peux rien faire d'autre. J'ai juste besoin d'un peu de temps pour faire diversion, histoire de protéger le joyau et que tu puisses venir réellement le récupérer ici.

- C'est donc un au revoir.

Ce n'était pas une question. Il s'était résigné à la laisser partir, parce qu'il savait que ce n'était pas en vain. Mais cela lui faisait atrocement mal. Il lui caressa la joue. Dans leurs yeux qui se dévoraient pouvaient se lire tous leurs non-dits, toute leur souffrance, et toute sa détermination quand elle s'écarta délicatement.

- J'espère qu'on se retrouvera, un jour, chuchota-t-elle avec un sourire triste. Mais rien n'est moins sûr.

Sur ces mots d'adieu, elle bondit hors de sa cachette. Durant les trente secondes qui s'étaient écoulées depuis qu'Alex l'avait rejointe, l'ombre s'était rapprochée. Un peu trop, peut-être. Jurant intérieurement, elle courut aussi vite que ses jambes et le terrain inégal l'y autorisaient, se dirigeant à l'opposé de la silhouette, sautant par-dessus les souches, se rattrapant aux branches. Elle se retourna brièvement pour voir si Alex avaient bien suivi ses instructions, et le vit tout juste apparaître dans un soufflement. Alors, elle continua pendant ce qui lui semblait des heures, parce qu'ils avaient besoin de plus de temps. Des crampes la prenaient, ses poumons brûlaient, mais elle se jura d'atteindre la route qui se profilait devant elle. Elle perdait du terrain. Le souffle court, autant de peur qu'à cause de l'effort, elle n'était plus qu'à dix mètres de la voie. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Elle pensait arriver sur le béton, quand elle sentit la force obscure derrière elle qui la recouvrait à nouveau.

Il y eut un grand flash lumineux, la jeune fille sentit un amour immense, et sut qu'Alex avait réussi. Et puis en un instant, sans que Daralis n'ait rien pu faire, l'ombre l'avait enveloppée de sa cape noire, et tout ce qui faisait de Daralis ce qu'elle était avait disparu. Pas qu'elle soit morte, non. Pire encore. Elle était devenue Haineuse.

Iris Hastein - Le roi des nuagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant