Sasha n'était pas belle. Elle n'était pas non plus porteuse de ce charme qu'ont les femmes dont la beauté est jugée subjective tout simplement car, objectivement, l'on ne pouvait se décider si, oui ou non, elles étaient jolies.
Sasha n'avait rien à envier à la catégorie d'humains dont les capacités intellectuelles étaient moyennes.
Et Sasha savait être heureuse.
Son travail de poissonnière à mi-temps dans le supermarché d'un village de mille habitants ne lui procurait pas le bonheur. Ce n'était pas tant son aversion pour le poisson qui l'empêchait d'y accéder. Ce n'était pas non plus son misérable salaire. Elle travaillait pour occuper une partie de ses journées, rien d'autre. De l'argent, Sasha en possédait. Ses parents, riches à millions, lui avaient laissé une opulente fortune à leur décès, l'année passée, juste après Noël. La célébration de Noël avait toujours été une tradition dans la famille de Sasha, et elle n'aurait pu se résoudre à leur faire trouver inopinément la mort avant que, pour ce qui serait la dernière fois, ils entonnent les cantiques de son enfance, dégustent la volaille aux marrons, la bûche et boivent le champagne après l'ouverture des cadeaux. Fille unique, Sasha avait hérité de tout. Alors, enfin, elle avait pu s'offrir d'être heureuse comme elle le méritait.
Nul n'avait jamais semblé considérer qu'une femme pas belle, dont les capacités intellectuelles étaient moyennes, ne méritât le bonheur. Les hommes la bafouaient, l'avaient trompée, ou ne la regardaient pas. Était-ce car une femme ne présentait pas aussi bien que dans les magazines de papier glacé qu'elle n'avait ce droit ? Non, bien sûr. Sasha se l'était souvent entendue répéter. Elle s'était, aussi, souvent entendue répéter que quelqu'un, quelque part, là-bas, au-dehors, n'attendait qu'elle. Sans doute pas le prince charmant – il est de notoriété publique qu'un tel être n'existe pas –, mais un homme qui saurait l'apprécier au-delà de ce que lui-même ne verrait que comme de simples caractéristiques de sa personne et de sa personnalité, et non des défauts.
Sasha s'était montrée patiente. Sous son regard, ils avaient défilé. Ces hommes qu'elle rencontrait à la poissonnerie tandis qu'elle se balançait d'un pied sur l'autre derrière l'étale mortuaire. Ces hommes qu'elle croisait sur le chemin de la maison. Ceux avec lesquels elle échangeait, certains soirs, sur son ordinateur, des propos obscènes pour leur plaire. Oui, Sasha s'était montrée patiente, mais aucun n'avait été apte à lui donner ce qu'elle convoitait. Soit ils ne la voyaient pas, soit ils ne la regardaient pas, soit ils ne la touchaient pas, même les plus pervers d'entre eux.
Comme bien souvent, la poussière d'un détail avait été seule nécessaire pour qu'une vie, sa vie, basculât. Quelques lignes noires sur un fond blanc. Une phrase d'accroche, un logo, une photo. C'était très pro, très classe, très attirant. Avec la frivolité de ceux qui cèdent à la tentation de jeter un œil à ce qu'ils savent ne pouvoir obtenir, Sasha avait cliqué sur l'annonce. Le site était tout aussi bien fait. Chic et sobre. Fait pour que les personnes telles qu'elle se sentissent encore un peu plus illégitimes à oser en parcourir la première page. Il fut entendu que son sentiment avait été fomenté de toute pièce par le design, pour finalement être anéanti, ligne après ligne. Un professionnalisme hors pair, une poignée de mots bien choisis, deux ou trois liens directs et une demi-douzaine de photographies à la sensualité maîtrisée, le tour était joué. Avant qu'elle ne s'en fût rendu compte, Sasha avait renseigné les informations demandées. Ça semblait moins cher qu'elle l'avait pensé. Et puis c'était simple. Elle n'aurait perdu que quelques minutes s'il s'était avéré que cela n'avait débouché sur rien d'autre qu'elle, s'étant fait avoir.
Elle avait toutefois reçu un e-mail dès le lendemain. Grisée par les propos engageant de l'agence, elle avait répondu, donné de plus amples renseignements, s'était vu accompagner dans sa démarche, aiguillée puis rassurée lorsque, dans un accès de manque de confiance, elle avait émis l'hypothèse que, peut-être, elle constituerait une déception. Les hommes avaient trait à l'image fantasque du prince charmant que Sasha, dans un effort de visualisation, pouvait se représenter si elle admettait que ces créatures existassent. Si Patrick, le simple d'esprit du village, ne lui trouvait un quelconque attrait, comment ces hommes à la plastique parfaite le pourraient-ils ? La réponse était pourtant toute simple et tenait en trois seules petites lignes dans un troisième formulaire :