EMMANUEL

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    "Je ne veux pas d'un monde où tout change, où tout passe; où jusqu'aux souvenirs tout s'use et tout s'efface; ou tout est fugitif, périssable, incertain; où le jour du bonheur n'a pas de lendemain" Alphonse de Lamartine.

    Personne n'ignore plus à ce jour que les traumatismes vécus à l'âge le plus tendre peuvent avoir des conséquences sur l'existence future. Ils peuvent entraîner des comportements marginaux, parfois excessifs. Ils deviennent le fruit de peurs plus ou moins rationnelles et demeurent le restant de notre vie, nous tourmentant tout du long.
    Lorsque j'étais petite fille, l'illusion de l'enfance m'a brusquement été arraché. J'ai réalisé que le monde était un ramassi de merde... Je n'étais pas préparée. J'ai cru que Dieu, créateur de toute chose, était lui aussi capable d'abandonner ses créations.
    Je n'avais que cinq ans lorsque j'ai vu ma mère descendre l'escalier, valise en main. Elle tenait également son passeport. J'ignore comment, à mon âge, j'ai bien pu m'attarder sur ce détail pourtant insignifiant. Moi je jouais sur le grand tapis, dans le salon. Elle est passée devant moi et s'en est allée sans même me jeter un seul regard. Les pleurs de mon frère, encore à l'étage, ont suivi le bruit sourd du claquement de porte. Il avait réalisé bien avant moi ce qu'il venait de se passer. Nous sommes restés seuls une bonne heure. La plus longue de toute ma vie sans doute.
    Quand papa est rentré, il s'est retrouvé défait face au spectacle qui se jouait devant lui. Lorenzo, mon frère jumeau, était affalé au beau milieu de l'escalier. Il avait glissé sur une marche et en avait descendu la moitié en rouler bouler. Il pleurait autant pour la douleur physique que la douleur morale. Moi, j'essayais de gravir ces interminables marches pour le rejoindre. Mais dans tout mon courage, je n'en avais bien monté que cinq, ralentie par mes pleurs.
    Pendant longtemps j'ai cru que papa nous abandonnerait à son tour. Dieu soit loué, ce n'est jamais arrivé. Il nous a aimé, Lorenzo et moi, de tout son coeur. Il s'est plié en quatre pour nous. Pourtant, malgré tout son amour, je suis devenue un disque rayé, un miroir brisé, un vase fêlé. Quelque chose s'était cassé en moi.
    Notre père ne nous a jamais reproché le départ de sa femme. Bien que celle-ci n'ait jamais donné la plus petite nouvelle. Je la pensais remariée, mère de trois enfants. Deux fils: David et Michel. Et une fille cadette. Une petite Carole, pourquoi pas. Mais puisqu'elle était partie refaire sa vie, j'étais d'avis qu'elle ne revienne... jamais! Si jamais elle s'y risquait, je comptais lui cracher le fond de ma rancoeur en plein visage.
    Et voilà que deux semaines avant notre anniversaire, quelqu'un est venu sonné à la porte. Jamais nous n'aurions dû répondre. Mais pourquoi avons nous ouvert cette fichu porte?! C'était un dimanche soir vers vingt-deux heures. La nuit était tombé dehors. Lorenzo devait être encore sous la douche. Il la prenait très tard ces derniers jours. Mon père et moi étions installés dans le salon, affalés dans le canapé à attendre la fin des publicités pour pouvoir finir notre film. J'ai regardé mon père, intriguée, tandis qu'il était hésitant voire inquiet. Il est évident qu'on n'est jamais trop rassurés de recevoir de la visite à des heures si tardives la veille d'un lundi. Je me suis précipitée dans l'entrée afin de découvrir qui était celui ou celle qui avait l'odace de venir à pareille heure. J'ai tourné la clef et j'ai ouverts la porte.
    C'était une femme. Une simple femme, vêtue d'une façon bien banale. Une femme, sans plus. Juste... une femme. Elle devait avoir la quarantaine, au moins. Elle me dévisageait de toute sa hauteur, me scrutait comme pour chercher quelque chose en moi. Quelque chose de bien caché sans doute car rien ne montrait dans ses yeux qu'elle l'avait trouvé. Oui, bien que les yeux fixés sur ma personne, elle semblait chercher en vain. Son chignon était aussi impeccable, aussi serré que celui des ballerines. J'ai d'ailleurs toujours pensé qu'à les tirer ainsi, leurs cheveux finiraient par s'arracher de leur crâne.
    Revenons à cette femme. Elle se tenait là, sur le perron, aussi droite qu'un piquet. Tel un piquet muet et parfaitement fixe. C'était elle qui sonnait à notre porte. Pourquoi donc restait-elle sans voix? J'ai baissé naturellement les yeux sur ses pieds pour m'assurer qu'ils n'étaient pas enfoncés dans le sol. Sait-on jamais... Mais à peine mes yeux baissés qu'elle avait déjà empoigné sa valise et s'était tout simplement permise d'entrée. "Quelle grossièreté !" ai-je donc pensé, "Apprend-elle seulement la politesse à ses enfants pour se conduire ainsi?".
    Mon père l'a tout de suite reconnu. Il s'est empressé de nous rejoindre le hall d'entrée. Il a appelé Lorenzo et s'est ensuite concentré sur la femme mystérieuse. Celle-ci avait le teint très pâle. Elle me faisait presque pitié. Ses cheveux, autrefois bruns, sans doute, tiraient désormais vers le gris. Mais ce n'était pas seulement ses cheveux. Tout en elle semblait se ternir. Ses yeux fatigués scrutaient mon père avec une extrême sévérité. On aurait pu croire qu'elle lui faisait quelque reproche. Et pourtant, ses lèvres restaient scellées.
  - Marie... a murmuré mon père dans une douleur étouffée.
    Il semblait à bout de souffle, sur le point de faire un arrêt cardiaque. La femme, l'air aigri, a emprunté l'escalier, comme si elle était chez elle. Lorenzo descendait justement. À temps pour constater de l'impertinence de cette bonne femme. Mais plutôt que de lui demandé poliment, avec tout de même une once d'autorité, de sortir de chez nous, il s'est figé. Lui aussi, était surpris de voir celle qui se présentait face à nous. Mais pourquoi étais-je la seule à ne pas la connaître ? Ils avaient tout les deux l'air choqués, confus. Mais qui était-elle bon sang !
  - Vous... a seulement dit mon frère déjà à bout de souffle lui aussi.
  - Papa, c'est qui elle? Ai-je donc demandé puisque personne ne semblait vouloir nous présenter spontanément.
  - Emma, c'est... c'est... ta mère.
    Sa voix s'est fait si lourde que je l'ai presque senti s'écraser sur tout mon corps. Tel un éléphant qui marcherait sur une brindille d'herbe fraiche. J'ai soudain été prise de nausées. La haine et la rancoeur dégoulinait par tous les pores de ma peau. Et ce goût âcre dans ma bouche, presque métallique, était d'un désagréable ! Écoeurant pour ainsi dire. Goût amer, épicé d'un brun de mépris et saupoudré d'une infime pitié. Mais il y avait autre chose en moi. Une chose plus sombre encore. Plus profonde...
  - Qu'elle dégage ! Ai-je ordonné malgré moi.
  - Emma...
    Donner un ordre à mon père ne m'était jusqu'ici jamais arrivé. C'était une première tout à fait déconcertante. Les jeunes et leur manque de respect pour leurs aînés... je regrettais la dureté de mes mots. J'avais presque envie de pleurer. Je ne pouvais le tenir responsable de cette impromptue visite. Tout indiquait qu'il n'en savait strictement rien. Cependant, c'est contre lui que ma colère se défoulait. La seule chose que je ne regrettais pas, c'était la franchise de mes paroles. Elle n'était pas chez elle et je n'avais pas peur de le lui dire. Elle n'était qu'une étrangère pour moi.
    Papa était clairement déstabilisé par mon comportement. Il n'avait pas le contrôle de la situation. Lui qui n'aimait pas que quoi que ce soit lui échappe. Toujours à tout maintenir entre ses doigts. C'était la première fois que quelque chose lui glissait ainsi des mains. Je l'ai regardé avec mépris, horreur. Il ne le méritait pas. Je suis montée, passant à côté d'elle et l'ignorant comme si elle faisait partie du décors de cette maison. Lorenzo la regardait elle. Avec les mêmes yeux que j'avais manifesté devant mon père. Des yeux méprisant. Cette femme était rebutante. Elle nous inspirait à chacun le dégoût. J'étais bien contente qu'elle sache que je la détestais. Je préférais ça à un quelconque malentendu. Pour moi, elle n'était bien qu'un vague souvenir. Une histoire dans ma tête. Une silhouette abstraite dans mon esprit. J'en avais oublié jusqu'à son nom, Marie. Quel nom pathétique. Tout ce qu'elle m'avait laissé, c'était le poids de son absence. Et rien d'autre !
    Après son départ, je suis tombée dans une peur de l'abandon. Je ne pouvais plus être seule, même pour aller aux toilettes. J'avais peur qu'en sortant, la maison soit vide, déserte. Dès que je la voyais en photo je pleurais. Je pleurais toutes les larmes de mon corps. Il m'est même arrivée à plusieurs reprises de me faire pipi dessus en entendant son nom. Alors papa a enlevé tout ce qui m'inspirait son souvenir. À l'école je faisais des crises d'angoisses. Et des crises d'hystérie. Je craignais que papa ne vienne pas à la sortie des classes. Il m'arrivait de balancer tout ce qui était à ma portée. Je me frappais, je me tirais les cheveux. Je griffais mes camarades. J'ai même mordu ma maîtresse une fois, alors qu'on faisait des dessins pour la fête des mères. J'étais une sale gamine, une petite fille abjecte, insupportable. L'idée de la voir réapparaître comme une fleur après quatorze années de ténèbres était tout simplement inacceptable. Pire encore, elle ne connaissait rien à la politesse, et ne déniait pas donner la moindre explication. C'est à peine si elle savait parler. Je l'ai vécu comme un affront, une declaration de guerre. Un simple bonjour aurait pourtant été si simple. Mais non. Rien. Que dalle. Niète. Nada ! Elle était impardonnable.
    Je suis montée au deuxième étage pour aller m'enfermer dans ma chambre. Le seul endroit de la maison ou il valait mieux qu'elle n'entre pas. Et ce, dans son total intérêt. Je me suis affalée dans mon lit et j'ai hurlé dans mon oreiller. C'était inutile, certes, mais ça faisait du bien.
    Vous savez, j'ai toujours pensé qu'il y avait comme des petites personnes dans ma tête. Pleins de petites personnes. Des personnalités. Une idée qui se rapproche beaucoup de l'analyse transactionnelle. Je pense d'ailleurs qu'il s'agit là de l'explication que j'attendais pour enfin admettre que je n'étais peut-être pas folle. L'analyse transactionnelle regroupe en fait trois personnalités bien distinctes : l'enfant, le parent et l'adulte. Ces trois personnalités nous permettent d'améliorer nos rapports sociaux et donc de communiquer plus simplement avec autrui. Elles s'extérioriseraient indépendamment selon les moments et les circonstances. Had et Sidra Stone, un couple de psychologues et analystes, ont développés une idée selon laquelle ces trois états du "moi" n'étaient pas suffisant. Selon eux notre monde interieur serait bien plus vaste qu'on ne pourrait le croire. Un monde peuplé d'innombrables sous-personnalités : le tyran, le protecteur, le séducteur etc... et j'approuvais complètement leur théorie. Si je devais mettre en image toutes ces personnes dans ma tête, je les imaginerais tous assis, autour d'une table ronde. Comme Arthur, jadis, entouré de ses preux chevaliers. Comme les salariés d'une grande entreprises. Je les imaginais, en réunion perpétuelle dans ma tête, à s'occuper de divers dossiers plus ou moins importants. Et à l'ordre du jour : Le retour de la maratre.
    ENFANT : Elle me fait peur cette dame...
    REBEL : On ne peut pas l'accepter ! Je propose une révolte !
    SAGE : Calmez-vous je vous prie. Nous devons nous armer de patience afin de pallier, ensemble, à cette crise sentimentale.
   PESSIMISTE : Ah là! Il va falloir se blinder si on veut éviter la dépression !
    TYRAN : J'opte pour nous comporter en petit démon. On va lui en faire voir de toutes les couleurs à la darone !
    SAGE : Non ! On ne va rien faire. Pour le moment, attendons de voir comment vont évoluer les choses. Notre priorité reste toutefois de protéger l'esprit d'Emma. Et en cas de crise, il nous faudra déclarer l'état d'urgence.
    Je ne comprenais pas. J'avais beau réfléchir, on avait beau réfléchir de tous nos petits cerveaux je ne comprenais pas. Pourquoi cette femme revenait maintenant? Pourquoi cette année, ce mois, ce jour, ce soir, cette heure? POURQUOI?!
    PARENT : Elle est nerveuse. Il faut la rassurer ! Sinon la colère va s'emparer d'elle.
    TYRAN : Et bien laissons la venir héhé...
    Voilà que j'étais étendue sur le parquet flottant de ma chambre, à moitié ensommeillée. Je me sentais si fatiguée... un vieux poème que j'avais lu dans un livre d'anthologie sur la poésie roumaine me tournait en tête tel une petite rengaine. Qu'était-ce déjà? Ah... oui :

    "Le temps passe le temps vient
    Nouveauté n'est que redite
    Dénouant le mal du bien
    Pense réfléchis médite
    Fuis l'espoir et fuis l'effroi
    Il faut que la vague meure
    Aux appels comme aux émois
    Qu'impassible tu demeures"

    PROTECTEUR : Elle adore ce poème, bien joué Parent ! Tu veilles presque mieux sur elle que moi !

Frère et SoeurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant