"Accepter que nous ne guérirons peut-être jamais de nos carences ni de nos plaies, assumer que les coups du passé peuvent hanter une âme pour nous ouvrir au don du jour et, pourquoi pas, les partager. Voilà à peu près tout ce que nous pouvons faire" Alexandre Jollien.
Lorsque notre mère nous a abandonné, on a tous été choqué, que ce soit Emma, papa ou moi. On a tous gardé un traumatisme de cette histoire. Ma soeur par exemple l'a manifesté de différentes façons. Au départ elle réagissait par des coups de pression. Elle disjonctait totalement. Ensuite, elle a calmé ses nerfs pour adopter une attitude passive, loin de tout. J'ai voulu la suivre sur son terrain mais j'ai vite réalisé que je n'en étais pas capable. J'admirais sa force. Moi je n'avais pas le courage de me couper des autres. Au lieu de ça j'ai commencé à me faire apprécier de tout mes camarades. J'avais une peur irrationnelle, être délaissé, abandonné. Contrairement à Emma qui évitait le monde, moi je m'y jetais corps et âme. Être aimé, c'est tout ce que je voulais. C'est à cet instant que notre chemin à commencé à se diviser en deux. Si elle vivait dans la peur de ce qui l'entourait, moi je me sentais protégé par la foule. J'étais le bon copain de tout les garçons de l'école, quant aux filles elles défilaient pour me faire savoir leur attachement à mon égard. Mais moi, la seule fille qui m'était agréable... c'était ma soeur. La seule fille que j'aimais vraiment. La seule fille que je parvenais à comprendre et surtout la seule que je voulais comprendre. Oui, il n'y avait de place que pour Emma et nul autre.
Les enfants... il n'existe aucun autre juge plus ignoble qui soit. Nos camarades d'école ne supportaient pas le comportement détaché, discret de ma soeur jumelle. Au départ cela n'avait rien de bien méchant. De simples moqueries, tout au plus. Emma ne semblait même pas s'en soucier. Je crois qu'au fond ça la dépassait totalement. Ou bien était-ce trop bas pour elle ? Seulement... ensuite, les choses ont évolués. Elles ont littéralement empirés. Les filles lui lançaient toute sorte d'objet pendant le temps de récréation. Elles la frappaient; lui tiraient les cheveux; la poussaient dans les escaliers qui menaient à la classe. Je répétais à Emma qu'elle devait se fondre dans un groupe pour échapper à la tourmente. Mais elle s'en moquait. "Qu'elles me frappent si ça leur fait plaisir. Qu'elles me poussent si ça les aident à se sentir plus fortes que moi. Elles ne m'atteignent pas". Elle disait qu'elle n'avait pas besoin d'amis. Que les amis délaissaient, trompaient, partaient... comme maman.
Vous saviez que, selon une moyenne établie, en France, 85% des faits de harcèlements ont lieux dans un cadre de groupe. Et que 61% des élèves harcelés disent avoir, ou avoir eux, des pensées suicidaires. Et malgré ça, elle ne voulait pas se mêler à la foule. Elle restait à decouvert sur le champs de bataille, en pensant pouvoir passer entre les bombes jusqu'à la fin...
Selon une projection établie par le ministère de l'éducation, le phénomène serait massif. Près de trois cent quatre vingt dix mille élèves seraient victimes de harcèlement de façon très sévère, rien que dans notre pays. Il y en aurait près de sept cent mille en comptant le harcèlement modéré.
5% en seraient soi-disant victime en primaire, selon une enquête réalisée par l'Unicef et l'observation internationale de la violence à l'école. Il est vrai qu'en primaire, Emma le supportait encore assez bien. Les autres enfants se contentaient de l'isoler. Elle était la peste noire de l'école. Les règles etaient établies. Tout ceux qui la touchaient étaient isolés pour le reste de la journée. Ils étaient alors ignorés, oubliés, comme ma soeur... et même en sachant ce qu'elle vivait, les autres continaient à suivre cette règle. Les adultes prenaient cela pour des gamineries, ou encore des jeux d'enfants.
Malheureusement les choses se sont aggravés au collège. En moyenne, 7% des collégiens subissent un harcèlement sévère. Et évidemment Emma faisait, encore et toujours, parti de ce pourcentage.
Ce chiffre diminuerait fortement au lycée. 1,3% soit vingt sept mille huit cent trente élèves concernés. Ce fut le cas pour Emma. Mais pour cela elle a dû changer de lycée. Nous n'allions pas dans le même établissement. Le sien était à l'autre bout de la ville. Elle prenait le train pour s'y rendre. Encore une façon que dame nature avait trouvé pour nous éloigner l'un de l'autre. Peu de nos camarades l'y avaient rejoint. Elle aurait dû se sentir libérée et pourtant chaque matin c'était pareil. Elle restait plantée dix minutes devant la porte d'entrée à se demander si elle devait y aller ou si cela en valait vraiment le coup. Je la voyais qui peinait à respirer. Certains matins elle avait même des vertiges. Si ce n'était pas ça, il s'agissait de crises d'angoisses. Parfois elle pleurait même, les lèvres pourtant closes. Elle ressemblait un peu à un soldat qu'on envoyait au front, conscient de ne jamais revoir les siens et conscient aussi de devoir accomplir sa tâche. Je voyais ma soeur s'éteindre face à l'animosité qu'elle combattait de sa patience. Elle s'effondrait en silence. Et moi j'avais trop peur. Oui j'avais peur de quitter ma zone de confort, peur d'etre délaissé, d'être considéré moi aussi comme un paria. J'avais peur de me lever chaque matin comme elle, de regarder cette maudite porte et de me demander si ma vie en valait vraiment le coup. Alors je la regardais appuyer sur la poignée tout les matins, dans un élan de courage. Je la regardais par la fenêtre marcher d'un pas décidé jusqu'à la gare. Et aussi, je la voyais revenir oppressée, chaque soir. Le moral toujours un peu plus bas à chaque jour qui passait. Et moi, je maudissais mon manque de courage, mon incurable lâcheté.
Au collège, les professeurs se sont vite rendu compte de l'état de ma soeur. Elle présentait tout les symptômes d'une dépression sévère :
* État de tristesse permanente. C'est d'ailleurs au collège que je l'ai vu sourire pour la dernière fois, avant de nombreuses années à passer dans L'obscurité. Son dernier sourire...
* Perte d'intérêt et de plaisir. Plus rien ne la comblait d'aucune façon. Rien ne l'atteignait plus. Rien ne parvenait plus à l'émouvoir.
* Sentiment de dévalorisation, de culpabilité excessive ou inappropriée. Elle me le répétait sans cesse ce mot. "Désolée ". Elle était désolée. Désolée d'exister, d'être ma moitié. Désolée d'être le boulet que je trainais soi-disant. Tandis qu'il n'en était rien.
* Idées de mort, de suicide. Elle se demandait parfois si la vie se valait vraiment? Elle se posait toutes sortes de questions existentielles. Et parfois même, lorsque ses yeux étaient encore plus obscurs que la pénombre, et qu'ils fixaient avec trop d'insistance son couteau, à table, je frissonnais. L'envie de mettre sous clef tout les outils coupants ou piquants de cette maison me venaient en tête. Mais je restais là à la toiser. Me demandant si un jour elle finirait par le faire.
* Elle était souvent fatiguée. Elle dormait en classe. Et elle avait beaucoup de mal à se concentrer. Alors elle ne se donnait même plus la peine de répondre à quiconque si ce n'était moi.
* Bien sur il y avait aussi sa perte d'appétit. En lien avec son importante perte de poids. Elle entrait clairement dans les cas d'anorexies.
* Et pour couronner le tout, elle faisait des cauchemars. D'affreux cauchemars dans lesquels elle nous voyaient mourir, soit elle soit moi. Parfois, sans même en faire, elle se réveillait toutes les heures. L'obscurité de la chambre l'effrayait. Mais cela n'avait rien d'anormal. Il est vrai qu'un grand nombre de personnes craint le noir, ou plutôt ce qui peut se cacher dedans et qu'on ne voit pas. Ce qui se cache toujours dans le noir...
La seule chose qui lui permettait encore de vivre c'était les livres. L'odeur du papier, la caligraphie de la plume. L'intérêt de chaque mot, chaque phrase. Ici, dans ces livres, tout prenait sens. Sa professeure principale, inquiète de son état psychologique, autant que son état physique, a contacté mon père afin de prendre rendez-vous. Elle voulait sauver ma soeur, en bon professeur. Évidemment, Emma et moi étions tous deux conviés à cette réunion. À mon grand bonheur, je n'en étais pas l'objet. J'incarnais plutôt le rôle de spectateur et je m'y accrochais avec une force qui m'étonnait moi même.
Tout le monde m'a ignoré tout du long. J'en étais fort heureux.
- Mademoiselle Cintas, ton père et moi sommes inquiets à ton propos. Je n'ai pas une seule fois entendu ta voix lors de ces deux premiers trimestres. De plus tu ne sembles pas t'acclimater convenablement à ta classe. Cela développe le mépris de tes petits camarades. Et je ne vois pourtant sur ton joli visage aucune trace de peine ou d'un quelconque remord. N'es-tu pas malheureuse d'être ainsi exclue?
- Ma fille n'est pas très démonstrative, l'a défendu papa.
Moi, je la savais meurtrie. Je voyais en elle ce que personne d'autre ne pouvait voir.
- Emma, ma chérie, si tes camarades t'ennuient tu dois protester, que l'on entende le fond de ta pensée ! Continuait-il en pensant bien faire.
Je le regardais lui caresser affectueusement la tête pour la rassurer quelque peu. Mais il la vite retiré lorsqu'il a vu toute la haine ressurgir dans les yeux d'Emma. C'est comme si elle lui avait brûler la main pour le punir de vouloir ouvrir son coeur. Elle les devisageait à tour de rôle papa et la professeure, avec cette même haine, cette rancoeur. Ce sentiment qui lui venait du plus profond de son âme.
- " Il vient une heure où protester ne suffit plus: après la philosophie, il faut l'action ".
Ses mots étaient très simples. Oui, un simple citation de Victor Hugo. Et pourtant ils en disaient plus long. On y entendait le raisonnement de sa voix. Une voix chargée d'emotion pour des mots chargés d'histoires. Personne n'a su répondre. C'était pour le moins inattendu mais je soupçonnais ma soeur d'avoir bien manier le fouet lors de cet entrevue.
Une fois dehors, libérés de ce calvaire, papa nous a fait patienté devant le bahut afin qu'il puisse ramener la voiture. Une fois qu'on ne pouvait plus le voir, Emma m'a pris par la main, les yeux larmoyants et la gorge serrée. Elle a tout de même reussi à déglutir quelques mots:
- Lorenzo... Je... t'aime.
De tout petits mots qui semblaient en dire long. Des mots chargés d'émotions eux aussi. Des mots qui semblaient lui déchirer le cœur tout comme ils déchiraient le mien. Choqué par de tels propos, je n'ai pas su quoi répondre. Elle a donc poursuivi:
- Même si nous sommes séparés... Même si la situation venait à s'aggraver, sache que... je t'aime. Et... Et ça, ça ne changera jamais. ( elle a reniflé un grand coup ), Enzo, je le répète, je suis un poids pour toi. Je le sais. J'en suis consciente. Je... je te remercie d'être resté au près de moi tout ce temps...
- Non mais enfin que dis-tu?! Me suis-je exclamé, outré par ses propos.
- La ferme! A-t-elle hurlé, Lorenzo, écoute... rien ne changera jamais pour moi. Ça ne changera jamais.
Non.
Mais que disait-elle?
- Il faut que tu avances... seul.
Non.
Non...
Non ! Mais que disait-elle bon Dieu!
- Tu dois regarder devant toi. Avancer. Tu dois avancer et... ne jamais te retourner.
Quoi?
Mais non ! Non je ne voulais pas! C'était hors de question! Ça ne pouvait être qu'elle et moi ou rien du tout!
- Promets-moi que tu ne m'attendras pas. Enzo? Promets le moi...
Évidemment... je n'étais qu'un lâche. Tout en moi repoussait cette idée. Je ne pouvais pas avancer sans elle. Je ne pouvais pas la laisser derrière. Je ne devais pas... mais:
- Je te le promets.
Je me dégoûtais. Comment pouvais-je promettre une telle chose, sans ciler, sans bafouiller? Comment pouvais-je juste dire oui à une telle demande?! Les larmes qu'Emma contenait jusqu'ici se sont échappées, souillant au passage son joli et triste visage. Je n'ai pas pu retenir les miennes non plus. Je n'avais pas le droit de pleurer. Non, je n'en avais pas le droit. J'avais l'impression d'avoir rompu de ma propre main ce lien spécial et déjà fragilisé qui vivait entre nous depuis notre naissance. Notre âme était désormais séparés, et j'en étais l'auteur...
- Merci, m'a-t-elle souris.
L'un de ses derniers sourires... et moi! Moi ! Je voulais lui dire pardon! Pardon d'être un frere immonde, monstrueux. Pardon de ne pas t'épauler. C'est moi qui étais perdu, ce n'était pas elle. " Pardonnes-moi d'être si peureux ".
Pendant trois ans, nous sommes passez l'un à côté de l'autre au collège, et ceux à d'inombrable reprises, sans jamais se parler, sans jamais se regarder. Il n'y avait qu'elle. Il n'y avait que moi. Mais pas nous deux. Nous étions commes des etrangers, des inconnus. Nous n'étions plus jumeaux. Pire encore, nous n'étions plus frères et sœurs. En bref, nous n'étions plus rien. Les gens autour de nous en auraient presque oubliés notre lien de sang s'ils n'en voyaient pas la ressemblance de nos visages ou bien le nom de famille que nous portions tout deux.
Ce n'est qu'en troisième que nous nous sommes retrouvés ensembles en classe. Je voyais là l'occasion inespérée de nous réunir. J'avais invité Emma à se joindre à mes amis et moi. Kilian et Kalvin. Et bien qu'elle ait acceptée de se fondre dans notre groupe je n'avais pas l'impression de l'avoir retrouver. Je me sentais toujours aussi vide, seul, oublié. Elle me semblait aussi froide, aussi rude que l'hiver. Elle avait bien changer en trois ans et pourtant même à moi elle ne laissait pas voir cette différence. Elle était peu loquace. Bien sur, il y avait toujours quelques croupies pour raconter des rumeurs sans fondement aucun à son sujet. Mais les années passaient, et Emma s'en moquait toujours autant. Heureusement, Kilian et Kalvin n'y prêtaient guère attention. J'étais même persuadé qu'ils l'aimaient bien. Une hypothèse qui s'est alors révélée exacte, pour l'un des deux tout du moins, un soir comme les autres. Je rentrais d'une game party organisée chez Kalvin. Je rentrais plus tôt, pensant devoir discuter un peu avec ma soeur d'une chose importante. Mais lorsque je suis arrivé, j'ai decouverts les basket Nike de Kilian dans l'entrée. Il savait pourtant que je serais chez Kalvin et non chez moi. J'ai vite réalisé qu'en effet il le savait, et qu'il n'était pas là pour me voir moi. Dieu soit loué, papa n'était pas à la maison, ni pour le voir ni pour l'entendre car, oui, ils étaient bruyants. Si Emma passaient des graves aux aiguës, Kilian quant à lui était très éloquent sur la manière dont il voulait être satisfait.
La colère et le dégoût me poussaient à aller voir, les surprendre et les faire cesser. Mais ma décence était telle que je n'ai pas pu m'y résoudre. Je me suis enfermé dans ma chambre, attendant que Kilian s'en aille. J'étais si furieux après lui. Ma sœur! Il s'agissait de ma sœur bordel!
Je crois... que c'était la première et pour autant que je sache la dernière fois qu'ils se sont vus lors de nos années de collège. Je tiens à signaler au passage que je n'étais pas la cause de tout cela. À ce jour, Emma est reparti sur son chemin solitaire, plus que jamais déterminée à en voir le bout et pourtant sans bien savoir où elle mettait les pieds. Nous avions tout deux décidés de ne pas entrer dans le même lycée. Ça faisait parti de sa soi-disant quête et je ne voulais pas la gêner. Nous étions dès lors séparés pour de bon. Rien n'aurait su nous rapprocher de nouveau. Elle était ma force. Elle l'avait toujours été et desormais j'étais plus faible que jamais.
Le soir où notre mère est revenue, je l'ai... très mal vécu. Emma m'a devancé de peu mais j'ai suivi son pas et j'ai moi aussi pris congé dans ma chambre. Je ne voulais pas la voir. Encore moins lui parler. Mais finalement, poussé par la curiosité, je suis descendu en toute discrétion afin que les parents n'aient pas conscience de ma présence. Mon père et sa femme discutaient dans la cuisine. Chacun assis à un bout de la table.
- Marie... tu aurais dû prévenir de ton retour. Les enfants ne sont pas prêts pour te voir. Et puis tu aurais pu nous donner de tes nouvelles...
- Non, a répondu sèchement la femme, non je n'avais pas à prévenir de mon retour. J'habite toujours ici. La moitié de cette maison est à moi. Et non, je n'avais pas à donner de nouvelles.
- Où étais-tu Marie? Est-ce que...
- Encore une fois non, l'a-t-elle coupé, je ne t'ai jamais trompé. Enfin ce n'est que ma parole, rien ne te force à la croire.
Je croyais qu'elle avait de bonnes raisons d'être partie. N'importe laquelle mais une raison qui expliquerait qu'elle abandonne ses enfants et son époux pendant quatorze ans.
- Pourquoi es-tu revenue? A demandé papa décontenancé.
- Je veux quelque chose. Est-ce que tu me le donneras?
- Cela dépend.
- Emmanuel. Je veux... Emmanuel.
Emmanuel? Que pouvait-elle vouloir à ma soeur? Et pourquoi elle? Pourquoi pas moi? Ou même nous deux? Pourquoi Emmanuel?! Pourquoi avais-je soudain si peur de la voir disparaître à son tour?
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Frère et Soeur
Ficção AdolescenteLa mère d'Emma et Enzo part, sa valise et son pasport en main. ne donnant ainsi plus signe de vie aux jumeaux ni à son mari 14 ans durant. les enfants grandissent dans la douleur d'une mère absente mais voici que peu avant leurs 19 ans, leur mère re...