Céleste Solane: Le lac

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Après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres vers le nord, nous décidâmes de faire halte. Nous venions d'entrer sur le territoire de Kroitys, une bande de terre longiligne parallèle à l'Anaysté qui remontait jusqu'à la pointe nord du continent. D'après Maeldan, cette partie de l'île était entièrement couverte de forêts denses et luxuriantes, assez épaisses pour nous couvrir des regards indiscrets.

Malgré le respect que les diverses populations de Lapôrôsen pouvaient manifester envers les écuyers, nous avions conscience que certains voyaient d'un mauvais œil nos actions – en particulier dans les territoires les plus reculés, où le Mal sévissait plus fortement qu'ailleurs. Il fallait donc, même en mission, rester prudents et surveiller nos arrières. Et c'était la raison pour laquelle Maeldan avait choisi cette zone pour nous reposer.

J'enlevai lentement mon casque tout en prenant pied dans la forêt. Maeldan atterrit à côté de moi, et rétracta ses ailes aux reflets bruns. Avant de faire de même, j'étirai mon dos endolori par le vol et mes bras, vers où remontaient les douleurs de l'effort. Mes muscles dorsaux me brûlaient, échauffés et raides. Même si mon corps s'était habitué à endurer la fatigue et l'effort au fur et à mesure des entraînements, voler aussi longtemps et aussi vite me donnait toujours des tiraillements douloureux que je peinais à soulager sans repos.

Tout en contractant le dos pour faire disparaître ses lancinements, je scrutais les alentours, à la recherche d'éventuels dangers. Mais rien. Mon corps se détendait peu à peu. Aucune tension, aucun fourmillement ne se faisait ressentir. La zone était sûre. Et pour cause ! La forêt nous offrait une couverture parfaite. Bien que le ciel fût encore lumineux, éclairé par les derniers rayons oranges et roses du soleil couchant, l'épaisse canopée de feuilles plongeait la zone dans une pénombre précoce. Les arbres presque noirs se tenaient immobiles, immenses et imposantes statues végétales figées dans cette obscurité. Une légère brise faisait bruisser le feuillage brun et émeraude des arbres, avant de venir déposer sa caresse tiède sur mes joues écarlates. Mais l'air restait étouffant. Les troncs formaient des rangs serrés et uniformes. Des fleurs sauvages, épanouies dans l'humidité du milieu, poussaient à leur pied. Des buissons de bruyères et d'épines comblaient une bonne partie du reste de l'espace. Le sol était sableux et par endroit recouvert d'une mousse bleutée dans la pénombre. A une vingtaine de mètres de là se trouvait un petit lac aux eaux sombres, éclairé çà et là par la lumière du soleil qui traversait les trouées de la canopée. Les eaux ne remuaient pas, plongées dans le silence révérencieux d'une forêt impénétrable.

Tandis que je finissais de m'étirer, Maeldan me dépassa et trouva un coin niché entre deux arbres et protégé par des buissons d'épineux, où poussait une mousse abondante et agréable. Il y déposa sa besace ainsi que ses armes, et entreprit d'y déballer son paquetage.

« Le soleil va bientôt se coucher, me dit-il, tout en sortant une outre d'eau et un sac contenant notre repas. On va dormir ici et demain matin, à l'aube, on reprendra la route. L'hostilité des territoires situés plus au nord ne nous garantira pas de pouvoir nous arrêter par la suite, on ferait donc bien de se reposer tant que nous sommes encore à couvert. » J'acquiesçai en silence tout en le rejoignant.

Les quelques rayons du soleil qui filtraient à travers le feuillage jouaient sur la mâchoire du jeune homme, donnant à sa peau un éclat doré qui contrastait avec le brun mat de ses cheveux et les ombres sur son visage. Ses yeux, d'ordinaire d'un bleu limpide et vif, semblaient presque noirs dans l'obscurité. Sentant mon regard sur lui, il se tourna dans ma direction et me fixa à son tour. Ses pupilles brillaient, mais paraissaient absorber la lumière autour de lui : hormis les points saillants -le front, les pommettes, le nez et la mâchoire – son visage était fait d'ombres. Et les quelques éclats de lumière sur sa peau lui donnaient l'aspect d'une peinture de Goya, une créature à la fois humaine et inhumaine. Quelque chose entre le connu et l'inconnu, l'homme et l'animal.

Céleste Solane: Le LacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant