Les parties de foot en bas de l'immeuble avec ses copains de classe, puis la cour de l'Ecole de Police, puis le dédale des rues de Paris... Pour Marquand, être dehors, c'était souvent jouer sur le bitume et côtoyer le béton. La nature se résumait à quelques arbres en bordure de route, aux massifs colorés des jardins publics, et aux fleurs des cimetières, qu'il aimait bien aller chaparder avec deux ou trois garnements de son âge. Même celles en plastique ou en tissu défraîchi lui donnaient une illusion de réelle verdure.
Tandis que son véhicule tout-terrain escaladait les lacets de la route menant au chalet, Marquand, parfois un peu perplexe, s'absorbait dans la contemplation de ces paysages qui lui paraissaient presque sauvages, lui qui n'était pas encore habitué à la mainmise de la nature sur sa vie et son organisation.
A Paris, on pouvait s'accommoder des intempéries.Ici, elles s'imposaient.
Pourquoi avoir choisi de se réfugier sur un versant escarpé de cette vallée ?
L'instinct, encore une fois. Il lui avait soufflé de venir vivre à la montagne, assez haut pour dominer tout l'horizon en un seul regard. Parfois, quand il rentrait le soir, il se demandait si sa demeure était une forteresse, ou plutôt un refuge. Mais ce qui comptait, c'est qu'il s'y sentait bien.
Pas comme si c'était son élément, parce que ça n'était évidemment pas encore le cas.
Mais il aimait apercevoir les lumières du chalet, qui donnaient au bois sur les murs une couleur orangée qu'il trouvait chaleureuse et accueillante.
Et puis, il sentait qu'Alice se rassurait jour après jour dans cette demeure entre terre et ciel. Et voir Alice s'apaiser au fil du temps, c'était ce qui lui importait le plus.Il était un peu surpris qu'elle n'ait pas encore évoqué le souhait de travailler à nouveau, et d'intégrer le poste qui l'attendait au tribunal de la grande ville frontalière où lui-même exerçait.
Mais quand il rentrait et qu'il la trouvait, sereine, leur fils blotti au creux de son chemisier, Paul jouant calmement auprès d'eux, il comprenait qu'elle avait besoin de cette étape-là pour se construire de nouveaux repères.
Invariablement, Petit Paul se précipitait à sa rencontre et se jetait dans ses bras, excité mais confiant. Ses cris de joie et ses rires surprenaient toujours un instant son petit frère, qui délaissait son intarissable repas pour tourner la tête et essayer de comprendre l'origine de ces perturbations auditives.
Une fois Paul calmé et reparti jouer, Marquand s'approchait doucement d'Alice. Il regardait déjà son fils, paisible nouveau-né calé dans les bras de sa mère, bien au chaud tout contre sa peau. Souvent, il essuyait une goutte de lait à la commissure des lèvres du bébé.
Et puis juste après, ou peut-être en même temps, ses yeux se posaient sur Alice, qui déjà le cherchait du regard. A ce moment-là, ils échangeaient bien plus que des paroles banales. C'était le moment où ils se reconnectaient l'un à l'autre. Il lisait de la sérénité dans ses yeux, et elle lui faisait comprendre aussi qu'il contribuait à ce qu'elle se sente ainsi. Alors il éprouvait un immense sentiment de fierté.
Et quand Augustin se détachait enfin de sa mère, Marquand contemplait un instant sa poitrine pendant qu'elle réajustait son sous-vêtement. Ce soir, comme beaucoup d'autres soirs, elle l'accueillerait à son tour tout contre elle. Mais ce ne serait pas du même festin dont elle l'abreuverait, même s'il ne doutait pas qu'il finirait parfaitement repu lui aussi; mais de caresses.
Et il avait hâte aussi de poser ses mains sur elle pour s'assurer qu'il disposait toujours du magnifique pouvoir de la transporter là où il voulait, de la manière dont elle le voulait.Ou le contraire.
Telle était leur vie depuis qu'ils habitaient le chalet. Et pour l'heure, ils n'avaient pas envie d'autre chose.
***
- Tu crois qu'on a raison ?
- Tu n'as pas envie de savoir, toi ?
Dans le combiné du téléphone, Juliette avait pu entendre le soupir un peu las de sa sœur, à mille kilomètres de là.
- Si, bien sûr. Mais je ne sais pas si c'est pour lui ou pour nous qu'on le fait.
Avant de raccrocher, elles avaient convenu d'un moment pour se retrouver.
Et à présent, le soir tombait sur la journée qu'elles avaient choisie, quelques semaines plus tôt.
Helsinki.
Juliette saisit sa valise sur le tapis roulant du hall d'arrivée de l'aéroport. Elle venait de Berlin. Sa sœur Lucie ne tarderait pas ; comme elle, Juliette avait choisi de mettre sa vie entre parenthèses pendant quelques jours.
Elles avaient une raison bien précise de se retrouver en ce lieu.Douloureuse ou pas, la réponse qu'elles venaient chercher était depuis le début difficile à évoquer. D'ailleurs, elles n'en avaient toujours parlé qu'à demi-mots, comme si elles se refusaient à nommer ce qui était pourtant une possibilité.
Elles avaient un petit frère, Augustin.
Mais Juliette et Lucie avaient besoin de savoir si un autre bébé était né sur ce territoire nordique ; un enfant qui serait issu de Fécondation In Vitro que leur père avait effectuée un an auparavant, et qui avait permis d'obtenir sept embryons.
Marquand et Alice avaient fait le choix de ne pas savoir ce qu'il en était, préférant même s'éloigner pour aller se perdre sur le versant ensoleillé d'une vallée Alpine.
Juliette et Lucie avaient eu beaucoup de difficultés à accepter leurs décisions, depuis le renoncement à la vérité concernant les embryons disparus, jusqu'à ce choix inattendu de quitter Paris.
Et c'est pour cette raison qu'elles allaient se retrouver dans quelques minutes. Elles allaient partir en quête d'une nouvelle partie de la vérité, celle qui concernait deux Moitiés-d'Eux volées un an plus tôt par le laborantin Manuel.
Impatiente, et probablement aussi mal-à-l'aise devant ce qui pouvait s'apparenter à une transgression des choix faits par Alice et son père, Juliette marchait dans le hall d'arrivée, vérifiant sans arrêts que l'avion venant de Roissy n'avait pas de retard.
Matthias était au courant de leur démarche, de même que Simon, qui était aussi dans la confidence. Les deux sœurs avaient le week-end entier pour chercher et comprendre ce qu'il était advenu des embryons volés. Et elles comptaient bien repartir avec des réponses, même si elles ne savaient pas vraiment à quoi s'attendre.
De loin, Juliette reconnut la silhouette un peu frêle de sa sœur aînée. Elle sourit ; elle savait depuis un moment qu'il ne fallait pas se fier à l'apparence fragile que pouvait renvoyer Lucie. Elle était bien plus forte et pugnace qu'il y paraissait.
Elles se retrouvèrent et s'étreignirent avec tendresse. Un même sang coulait dans leurs veines et les liait sans failles depuis le jour où elles s'étaient enfin rencontrées.
Les errances amoureuses de leur père n'avaient pas causé que des dégâts.
Elles leur avaient donné une famille.
***
Depuis des mois, les nuits n'étaient pas faciles pour Léa Rameaux.
Souvent, elle se réveillait au milieu d'un cauchemar. Et elle avait beau savoir que la place auprès d'elle resterait éternellement vide de la présence de Noah, elle ne pouvait s'empêcher de vérifier, nuit après nuit, qu'elle n'était pas tout simplement en train de faire un mauvais rêve.
Apolline, la toute petite fille de Lucie, l'aînée des enfants du Commandant Marquand, avait sans le savoir compris bien avant tout le monde ce qui allait se passer. Avant même que Léa n'ait les tous premiers doutes sur son état, l'attitude du bébé avait créé le doute dans l'esprit de certains de ses proches.
Quand tous les membres de la famille du flic et de la Juge d'Instruction, ainsi que leurs collègues et amis s'étaient retrouvés pour un dîner, quelques jours avant les résultats de la FIV d'Alice, le nourrisson était passé de bras en bras (cf « La Peur du Vide » - Chapitre 111).
Ses yeux curieux s'étaient posés sur différents les adultes présents, attentifs. Mais, après avoir prêté une attention soutenue à tous les hommes présents lors de cette soirée - Marquand, Jacques, Victor Lemonnier, et Simon – ainsi qu'à Juliette, la toute petite Apolline n'avait plus été intéressée que par une chose : plonger son petit nez dans les décolletés d'Alice et Léa. Comme si elle était attirée non pas par leur visage, leur voix ou même leurs chatouilles, mais par un autre élément qu'elle seule semblait percevoir.Lucie s'était longuement interrogée à ce propos, et puis avait souri discrètement lorsque la réponse lui était apparue. Apolline était simplement guidée par son instinct de nouveau-né. Elle avait identifié un des éléments essentiels pour sa survie immédiate. Elle avait reconnu cette odeur douce et apaisante qui émanait de ces deux femmes. Quelque chose qui lui donnait un intense sentiment de quiétude.
Apolline avait reconnu sans hésitation le parfum subtil que distille autour d'elle, la femme qui va devenir mère.
Lucie l'avait deviné, mais n'avait rien dit, entre la peur de se tromper, de donner de faux espoirs, et le sentiment de faire erreur, de chercher un sens à des faits qui n'en avaient aucun.
Mais ce samedi-là, un an plus tôt, la toute petite Apolline ne s'était pas trompée.
Alors quand Léa se réveillait en sursaut, en pleine nuit, cherchant Noah, elle savait bien sûr que le vide de son absence n'aurait jamais de fin.
Mais elle savait qu'elle pouvait compter une raison de se réjouir.
Juste avant de partir, Noah lui avait donné un fils.
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180 Degrés
FanfictionIl s'agit de la suite de ma FanFiction "Alice Nevers", nommée "La Peur du vide", que vous pouvez lire sur Wattpad. Nous retrouvons nos héros, face à de nouveaux défis!