Prologue : Invitation au voyage

36 2 2
                                    

Dans la rue ne se faufilent qu'ombres semblables, des ombres qui lancent des ombres sur leur ombre atone, avares d'elles. C'est un ballet sans fin et sans consistance, une danse dont la partition indique un nombre infini de reprises, et vierge de nuances. Pourtant, les musiciens ne connaissent pas cet air, ils baignent dans l'indifférence générale, s'oubliant même. Les pas et les démarches, pourtant distincts, se confondent invariablement. La marche militaire froide résonne alors que les cœurs se glacent. Et moi, je déambule parmi ces êtres sans couleurs, essayant vainement de briser la mélancolie de la marche militaire devenue funèbre. Mais je suis des leurs : je vais (certes à contresens), je vais vers le quotidien inéluctable et la mort lente des condamnés.

J'essaie véritablement de briser ce qui me rapproche d'eux. J'enfile les vêtements les plus criards pour que sur moi les regards s'arrêtent, un peu plus vivants ; je me munie des chaussures les plus bruyantes pour faire résonner mon existence sur le bitume et je claque des talons ; je fredonne un air joyeux pour qu'on se rappelle Gavroche, qui lui va à la mort dans cet éclat de naïveté et d'intelligence mêlées. Mais tout cela est vain. Je ne suis toujours que chair, chair rongée dans l'âme malgré ses bravades. Et mon corps qui crie ne révèle que davantage le mal qui le consume, l'âge qui l'englue dans sa carcasse. L'horloge cassée ne fait qu'accélérer, suivant les battements de mon cœur malade. Je sais cependant qu'ils s'arrêteront un jour à l'unisson, jouant le silence d'une nuit d'hiver sans fin.

J'imagine cette dernière douce pour envelopper mes peurs avec moi dans mon linceul. Mais rien ne prévient de la mort, et les regrets nous suivent, où que l'on aille, comme notre ombre qui nous recouvre peu à peu pour nous effacer et créer sa place. Elle guette ce moment où elle sera enfin maîtresse, elle qui nous a suivis docilement le temps de notre existence. Le moment où l'obscurité, son amie, nous enveloppera pour l'éternité. Ce petit moi m'effraie : il est vorace, sans vergogne. Et puisqu'il n'a pas peur, je voudrais m'y abandonner. Il laisse ses doutes de côté et hurle, prenant ce qu'il désire quand j'hésiterais, plein d'une sollicitude de surface. Mais n'est-ce pas le fait de penser à cette solution qui décuple mon anxiété ? En effet, cela fait de moi une personne cruelle et égoïste. Or, nous cherchons tous à tracer un portrait reluisant de notre personne, ou tout du moins à l'adoucir avec une peinture couleur pastel. Se le cacher serait se fourvoyer, et se faire, sans doute, plus de mal, quand la félicité nous échappe déjà.

Quand mon cœur souffre de ces amères pensées, seule l'humanité peut me libérer un tant soit peu de mon fardeau, alors même que j'aimerais cultiver ma solitude. C'est un étrange paradoxe face auquel j'ai fini par plier, tel le vieil homme voûté que je suis. Alors, je rejoins un de ces cafés parisiens rustiques. Je ne me mêle pas aux quelques clients qui s'attardent en sirotant une boisson chaude, mais je tends l'oreille quand ils conversent.

Vous l'aurez compris, je ne suis qu'un homme. Mon histoire n'est pas plus intéressante qu'une autre. Mais au fil du temps, j'ai appris à observer. Et cela en dit plus long sur la vie que des milliers de discours. Alors, lecteur, veux-tu me rejoindre, à l'heure de mes promenades solitaires ? Elles guérissent, paraît-il, bien des maladies ; et celles des cœurs meurtris, aussi.



Promenades solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant