I-Le Café Voyage

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J'aime tout particulièrement le Café Voyage, perdu entre deux bâtiments récents qui pèsent sur lui comme pour l'écraser de leur hauteur. Entre ces deux monstres, il ressemble à un vieillard édenté qui a vu bien du monde et bien des événements dans cette ville aux proportions colossales. Il me ressemble, en quelque sorte : il peut se targuer de connaître et de demeurer, quand tout s'effondre autour de lui. La morsure du temps l'endommage, mais il résiste, têtu. Jusqu'au jour où il devra s'incliner, vaincu.

L'intérieur est confortable, bien qu'un peu délabré. Les tabourets et les tables tiennent vaille que vaille, tandis que la radio grésille plus qu'elle ne chante. Le comptoir, tapi dans le noir, tout au fond d'un couloir qui semble depuis longtemps délaissé, observe secrètement les allées et venues des clients et des serveurs, dans la salle et tout particulièrement à l'entrée. La lumière, très faible, donne à l'endroit une ambiance feutrée qui ravit le cœur des amoureux, déjà transi. 

Comme à mon habitude, je m'installe dans un coin mal éclairé. Cela rend ma présence moins intrusive et me permet de me faire oublier, pour mieux laisser dériver mes pensées. Après tout, le nom même de ce café y invite, alors pourquoi s'en priver, quand la journée étale devant nous de longues heures auxquelles elle ne daigne pas donner de but ? 

Le bruit venant de la scène attire finalement mon regard. Ce n'est guère qu'une petite estrade, mais il y a des années de cela, une femme flamboyante au talent certain lui redonnait toute son envergure. Aujourd'hui, le gérant se contente d'embaucher des groupes de débutants qui passent plus de temps à faire leurs balances qu'à se produire. 

Une jeune femme qui me remarque tout juste vient prendre ma commande. Quelques minutes plus tard, elle dépose devant moi un chocolat chaud qui diffuse son arôme et sa chaleur. Je contemple cette mer calme qui sera bientôt dévastée par mes gestes maladroits. La tempête s'annonce, sûre de sa force, fière de ses chances. Cependant, je ne lui ferai pas cet honneur aujourd'hui. J'ai perdu l'envie de plonger mes lèvres dans ce doux breuvage, alors je me contenterai de le contempler. Il me semble qu'il reflète mon âme : calme en apparence, plus troublée que jamais à l'intérieur. Regarder cette scène vidée d'elle a suffi à me priver du peu d'énergie qu'il me reste, dirait-on. Trop de souvenirs habitent encore ce café. Et pourtant, je me borne à y retourner chaque jour, comme pour me persuader qu'elle est bien partie, qu'assurément, elle ne reviendra jamais. J'en ai fait mon rituel, bien que celui-ci tende plus à me démoraliser qu'à me donner la force nécessaire pour continuer. 

Heureusement, ce genre d'endroit propose de nombreuses distractions aux esprits les plus agités. Voilà que, justement, un groupe de jeunes gens entre, dans un chaos de rires et de cris joyeux et moqueurs. A peine arrivés, ils emplissent déjà les lieux de leur présence encombrante et réconfortante. Ils s'installent promptement à la plus grande table tandis qu'un serveur se précipite vers eux, les ayant apparemment remarqués plus rapidement que moi tantôt, alors que je m'installais à l'abri des regards. Ce ballet désordonné m'amuse et me fascine davantage chaque jour. Les étudiants semblent gagner en fougue, ce que je ne cesse de leur envier. Cours, jeunesse, cours tant que tes jambes te le permettent ! La vieillesse toujours nous rattrape. On ne peut lutter contre elle, même lorsque l'on flamboie comme le soleil. Après tout, même cet astre de grandeur cède sa place aux nuages. Il se laisse ensevelir quand son règne de lumière touche à sa fin et revient lorsqu'il a repris force et courage.

Pourtant, il y a au milieu de ces étudiants une petite fille qui n'est pas à sa place. Elle doit avoir douze ans tout au plus. Ses cheveux roux l'illuminent, mais son visage exprime une mélancolie infinie. Elle n'écoute pas les joyeux lurons qui l'accompagnent, on la dirait à part. Son attention est entièrement fixée sur la scène et les musiciens qui cherchent à régler un énième problème de son. Quand ils trouvent finalement le câble coupable, son corps se détend et libère son souffle auparavant prisonnier, comme si sa vie venait de se jouer sous ses yeux impuissants et qu'elle reprenait du service, la catastrophe passée. Connaît-elle donc un de ces garçons, dominant la salle sur cette vieille estrade ? Mais non, c'est le micro, au centre, qui semble la retenir avec tant de puissance. Elle le contemple comme si elle n'avait jamais rien vu de plus beau. Est-elle chanteuse, alors ? Les chances sont minimes. 

Quand un garçon faisant deux fois sa taille lui passe une main goguenarde devant les yeux, la réalité se rappelle à elle dans un sursaut. La mine de la jeune fille devient interrogative, puis elle sourit distraitement à une plaisanterie lancée à la cantonade. Que fait-elle parmi eux, cette intruse rêveuse aux yeux couleur ciel qui s'enfuient déjà loin de là ?

Une heure plus tard, le groupe déserte les lieux. La jolie rousse les a suivis sans discuter, mais avec cette même distance mélancolique qui semble la caractériser. Il est rare de croiser de tels phénomènes, surtout en groupe. Ce sont le plus souvent des exclus, comme moi. Rien ne les rattache au monde, tout les en sépare, oiseaux majestueux restés à terre bien malgré eux. Ils s'échappent par intermittences, mais sont contraints de revenir. L'errance devient promptement leur quotidien. Cela les soulage quelques temps, mais ils ont soif insatiable de beauté, que l'univers ne peut combler.

Voilà le mal qui me ronge, incurable et sans pitié. 

Voilà le mal qui me poursuit et qui s'étendra à mes côtés dans l'éternité de mon linceul.

Je suis malade comme un rêveur, comme un artiste perdu sur terre et que l'on retient désespérément. 

Je suis malade comme un amant, un amant maudit par le sort, ce sort cruel qui s'acharne, encore et encore, sur la face démolie du souvenir.

Promenades solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant