III

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III

Invisible. Les yeux me traversent, ne me voient pas. Ma peau est encore plus blanche que d'habitude, diaphane, translucide, rien n'a plus de goût. Tout me rappelle à elle, ma chambre est devenue une prison de souvenirs. Chaque objet semble se moquer de moi, passer un film de bonheur, et inévitablement, mes yeux se cachent derrière un voile brouillé. Censure de l'amour, rempart à la souffrance inutile, les larmes finissent par tomber et la masse pesante écrase mon estomac, les papillons ont été remplacés par des briques de fonte, les sourires par des rictus infâmes, mon cœur par un trou béant. Mes jambes flagellent, ma conscience aussi, elle se tord en deux parties, tout se mélange tout est confus, où sont parties mes sensations? A chaque sourire ébauché se mêle un torrent de larmes. Et rien ne s'arrange nul part, tout me frappe plus fort. Je ne ressens rien, mais une brise me fait sombrer. Les choses qui me chatouillaient autrefois me coupent désormais. Les ronces du harcèlement se sont transformées en barbelés de prison, en lames de rasoir tailladant mes dernières ressources. Rien ne va plus, rien ne va plus, rien ne va plus... Le peu de relations sociales que je réussissais à entretenir se font la malle, elles s'échappent, filent comme du sable entre mes doigts et je ne suis désormais plus que spectatrice de la vie qui se tisse. Mon avis ne compte plus, je passe mon temps dehors, âme en peine errante dans la ville. Je passe des heures couchée sur le béton dur, à regarder filer le Soleil.

"Lou? Ca me dit rien, désolé... Ah, si, la ptite rousse? Qui se faisait harceler? La gouine? Oui, si, ça y est, je vois qui c'est. Ca fait quelques temps que je l'ai pas vue, mais j'en sais pas plus, elle est pas dans ma classe. Désolé M'dame."

Je suis pas allée en cours cette semaine. J'ai plus rien à y faire, elle ne veut plus de moi. Au moins, quand elle voulait de moi, j'avais une raison de me lever, une raison d'affronter tous ces gens, tous ces regards, toutes ces insultes. C'est inutile désormais, à part me faire violenter, humilier, et au final céder aux larmes et à la rage, rien ne m'attend là-bas. Je sais même pas si mes parents s'en sont rendus compte, ils ne m'en ont en tous cas pas parlé. Le seul qui a l'air de s'apercevoir de quelque chose, c'est mon frère. Il n'ose quand même pas m'en parler, mais je le vois dans ses yeux, je le sens dans ses gestes. On dirait qu'il a peur de me casser, comme s'il était une flaque d'eau et que j'étais un sucre. Il est plus délicat avec moi. Ma sœur elle, redouble de machiavélisme. Elle semble penser que notre famille est une hiérarchie, et que si je tombe, elle prendra ma place. C'est idiot, je suis déjà en miettes.

"Je ne l'ai pas vue de la semaine, non... Elle est malade? Vous avez des informations? Rien de grave j'espère... C'est une élève adorable, elle n'a jamais posé aucun problème."

En jouant avec mon chat, il m'a griffée. C'est étrange et... malsain je suppose, mais ça m'a fait du bien de voir la marque se dessiner sur mon poignet, la rougeur s'installer. Je suis redevenue matérielle pour quelques instants, comme si j'appartenais encore à ce monde finalement. C'était une sensation étrange, la brûlure de la blessure mêlée à une recomposition de mes atomes. J'ai été vivante, et je le suis toujours. Cette griffure en est la preuve. Je ne vais pas mourir de suite, ou du moins mourir jusqu'au bout.

J'ai envoyé un message à Maly. Je lui ai dis que je m'en veux, que je l'aime, qu'on peut toujours le réparer notre couple, qu'elle me rend heureuse. Sa réponse a été longue et... lasse je crois. Elle veut qu'on se voit. J'ai peur de ce qu'elle me dira, mais je ne peux m'empêcher d'espérer. C'est pathétique, pitoyable, mais je veux y croire quand même.

"Ouais, elle est revenue. On la croyait morte. Elle a bien fait jazzer dans les rangs cette conne."

Depuis que je suis retourné au lycée après ma semaine sabbatique, les gens chuchotent dans mon dos. Les profs me dévisagent, surpris, pendant deux secondes, puis ils retournent à leur cours. J'entends des "Oh merde regarde, elle est toujours pas morte la lesbiche." de la part des autres élèves. Les larmes me frôlent fréquemment, mes poings se serrent seuls, mais je résiste. Je dois pas céder. Je suis revenue pour Maly, et c'est tout. Je ne repartirais qu'avec elle. Je veux me rattraper, je dois faire en sorte que ça cesse. A la récré, je vais voir la CPE. C'est allé trop loin.

"Lou? Hmm.. Ya bien cette fille de ma classe qui s'appelle comme ça mais à part elle j'en connais pas. Si elle est harcelée? Euh... J'en sais trop rien, je me mêle pas trop aux autres... La seule chose que j'ai remarqué, c'est que dans les rangs ils parlaient beaucoup de suicide. C'est tout, désolé."

A la pause, en descendant vers le bureau de la CPE,deux mecs m'ont abordée. Ils m'ont bloquée après que tout le monde ou presque se soit barré. J'ai mis plus de temps que d'habitude à ranger mes affaires, en temps normal je sors en me fondant dans la masse des gens, de manière à interdire la moindre agression trop violente. Ils devaient être en terminale, peut-être au dessus, en train de préparer un BTS ou je ne sais quoi. Ils ont fait semblant de juste vouloir discuter, mais ils étaient deux, en bande presque, et leur langage corporel indiquaient très clairement que j'allais en chier. J'ai accéléré le pas, fais semblant de ne pas les voir, baissé les yeux sur mes pieds, serré mes clés dans ma poche, fais tout ce qu'une femme est sensée faire pour éviter une agression! Ca n'a pas marché.

"Salut ma belle!" "T'es pas un peu en retard toi?" "Eh, t'es plus à cinq minutes... pose toi un peu avec nous, ça sera sympa!"

Je ne peux plus. Je ne tiens plus. Je suis morte jusqu'au bout. Pardon Maly, pardon, pardon, pardon, pardon au monde.

DévianteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant