Kyn

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La ville, et ses lumières qui brillent pour les fous qui y restent. À l'est, la zone de guerre, la zone rouge comme l'appellent les soldats, la boue y a prit la couleur du sang.
À l'ouest et au nord, on voit le serpent brillant du lit de la Maria se couler dans les creux du paysage, alangui et fugace, disparaissant de temps en temps derrière les hauts immeubles abandonnés de l'ancien quartier des affaires.
Enfin, comme une main tentaculaire et sombre, la Ville étend ses doigts squelettiques sur la terre de béton.

De là où se trouve Kyn, la route sinueuse qui s'enfonce dans les profondeurs de la terre, jusqu'aux premières habitations délabrées, ressemble à une plaie mal refermée, la terre argileuse à été retournée par les pas des exilés, les alentours ne sont que terres sèches et arides, mais le chemin disparaît peu à peu et se fond dans la coline.

Kyn se retourne de nombreuses fois tandis qu'elle met de plus en plus de distance entre elle et la ville, les larmes qui coulent sur ses joues ne semblent plus vouloir s'arrêter, elle ne cherche plus à les taire. La ville avale les êtres et ne les recrachent pas souvent, les exilés sont rares, Kyn est la première depuis un long moment, deux ans exactement.
La jeune fille presse le pas, des mèches de cheveux coupés grossièrement avant son départ s'échappent de sa capuche,prenant une teinte violacée dans la lumière du couchant.
"T'as les cheveux couleur de sang séché", aurait dit gabe, un gamin de son quartier. Kyn avait aimé gabe, elle avait aimé ses gestes doux et son regard qui en disait long, elle avait aimé leur histoire, brève mais intense, qui les avaient animés pendant deux ans. Puis Gabe avait disparu d'un coup, sans laisser de traces. Quand elle l'avait retrouvé un mois plus tard, il avait oublié son propre nom et errait sans but à travers le No Man's Land, mi-hurlant mi-bredouillant des propos que lui seul semblait comprendre.

Kyn songe aux vagues de voyageurs qui sillonnaient les étendues désolées des terres du sud, semblables à des veines noirs parcourant la peau d'un géant endormi, des caravanes perdues et des cortèges de plusieurs kilomètres frémissant sous le soleil de plomb, avant que les portes de la Ville ne se ferment et que les voyageurs ne deviennent des exilés. Elle songe à son père, parti depuis longtemps pour un rêve d'or qu'il natteindrait sans doute jamais, à ses yeux brillants d'excitation quand il avait découvert le chemin des exilés, à la fin qui vraisemblablement l'attend au bout de la route.

Car Kyn n'espère rien de ce voyage, ni retrouver son père, ni trouver un bonheur qui lui serait de toute facon arraché à un moment ou à un autre. Elle ne pense pas à un but précis. Comme tant d'autres avant elle, son seul souhait est de fuir la ville et les griffes noires qu'elle incarne.

Sa silhouette s'arrête une dernière fois, elle se retourne lentement et contemple désespérément la créature indolente qui s'endort pour la nuit en contrebas, comme si elle y cherchait un message, un appel, mais rien ne vient. Si Gabe avait été avec elle, il lui aurait posé la main sur l'épaule, et elle serait partie sans un regret. Mais Gabe était enfermé dans un des nombreux asiles qui bordaient la ville, errant sur des terres mortes de sa conscience, trop perdu pour revenir. Gabe était en quelque sorte parti sans elle. Et il ne marcherait pas à ses côtés dans derniers mètres qui la séparaient de la liberté.
Contrairement à Gabe, elle ne laisserait pas la ville la bouffer, elle ne permettrai pas au virus insidieux de s'immiscer dans ses veines, elle se l'était promis, à elle et à gabe. Elle ne sombrerait pas, et c'est avec cette certitude qu'elle se retourna et franchit les derniers pas. À la limite de la Ville, rien ne change, la terre est la même que celle des roues étroites et boueuses en contrebas, les herbes folles s'agitent de la même façon, le vent sec et chaud étouffe de la même manière l'air ambiant. Mais après la limite, tout change, même l'atmosphère.
Indescriptible, inaltérable, elle semblait avoir attendu ici, toute ces longues années , qu'on vienne la respirer.
Pour la première fois de sa courte existence, Kyn eu l'impression de vivre.

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Gabe se souvient, de leurs rires inhumains qui lui déchirent encore les entrailles, de la douleur amère et crue, celle qu'elle lui imposait, celle qui, malgré tout, lui faisait se sentir vivant. Gabe avait besoin de ce poison autant qu'il le craignait. Il se souvient des fois où, perdus dans leur folie, ils se lassaient de la vie, qu'ils oubliaient la ville et ses lumières, qu'ils comptaient encore et encore les étoiles. Gabe se souvient sans se souvenir, il laisse son esprit divaguer. Pour lui, Elle n'est plus rien, c'est une drogue dont il s'est sevré sans le vouloir, une cure de désintox dont il n'a aucun souvenir. Pour lui, elle n'existe plus. Elle n'a jamais existé.

Seul compte l'instant présent, se dit-il. Et dans l'instant présent, on lui remet quelque chose qu'il identifie à peine comme un fusil d'assault, trop lourd pour ses maigres bras.
Il ne le lâche pas, il a assez de conscience pour savoir que sinon, il sera abattu pour l'exemple. Un vrai soldat n'a pas peur de la mort, un vrai soldat se bat pour la Ville. Gabe est assez fou pour ne pas voir peur de la mort. Il l'attend.
Quand le champ de bataille apparaît, il s'y rue avec hâte, la boue sous ses bottes crasseuses n'est plus une contrainte, il vole, il tue, ami, ennemi, il rit de concert avec les exclamations tordues qui lui traversent la tête. L'espace d'un instant, il est devenu la mort, la mort et la folie des Terres Rouges, et l'espace d'un instant, il sait qu'il va mourir ici, maintenant. Mais l'instant passe, et il replonge avec une délectation malsaine dans la fange sanglante.
Quand la balle le cueille en plein ventre, il recule à peine, il ne s'arrête pas, on arrête pas la mort, on ne tue pas la mort.
Puis la deuxième, en pleine poitrine, mais il continue, la mort ne meurt pas, se dit-il.
La troisième, en pleine tête, est la dernière. Il parcoure encore quelques mètres, titube, puis s'effondre, mort avant d'avoir touché le sol.
La boue l'absorbe, comme si la terre était une mère qui attendait son enfant depuis trop longtemps. La Mort, la vraie, l'accueille de sa grimace de squelette, elle lui pardonne de lavoir usurpé. Alors Gabe s'en va, sur son visage poisseux de sang s'étale un sourire calme.

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⏰ Dernière mise à jour : May 14, 2020 ⏰

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