Svartálfar

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Le battant de la porte de ma chambre heurta le chambranle de pierre dans le silence nocturne du palais royal. Le claquement, répercuté en écho par le couloir, me fit un effet terrible. Je soupirai pour chasser le nœud qui serrait ma gorge et affermis ma prise sur la trousse médicale que je tenais toujours prête. Un page attendait à l'extérieur de mes appartements, ses jeunes traits ensommeillés. Il était venu me trouver quelques minutes auparavant. Je ne dormais pas encore malgré l'heure avancée de la nuit. J'usais mes yeux sur un traité d'anatomie dans l'espoir vain de fatiguer mon insomnie. La reine Anne me demandait, de toute urgence, dans sa chambre. Je fis signe de la tête au page et le suivis en direction des appartements royaux.

Les pensées bouillonnaient sous mon crâne ; j'angoissais. Une seule raison pouvait justifier que la reine fasse quérir son médecin au milieu de la nuit : un problème de santé. Mon anxiété et une migraine redoutable s'aggravaient à mesure que nous approchions des appartements de la reine. Je craignais pour elle. La reine Anne. Je l'avais découverte adolescente lorsque, plus de quinze ans auparavant, j'étais entré au service de son père, le roi Jacques II. Je l'avais vue devenir la femme qui lui succéderait sur le trône d'Angleterre. Ni mon âge, ni le sien, ni mon éducation, ni mon rang ne surent m'empêcher d'en tomber amoureux.  Passionnés tous deux d'astronomie, nous avions pour habitude, quelques nuits étoilées par an, de nous retrouver à l'observatoire pour une leçon. Pendant une de ces nuits claires d'hiver, à l'observatoire du palais, alors que nous observions la brillante Rigel dans la constellation d'Orion, je procédais à un réglage du télescope lorsque ma poitrine toucha accidentellement le dos de la Reine qui continuait son observation sur l'instrument. Une douce chaleur avait alors envahit mon cœur. Elle ne savait rien de mon sentiment, ben sûr, elle ne s'était rendu compte de rien. Jamais elle ne devait savoir.

Depuis six années et une grossesse particulièrement difficile, la santé de la reine Anne se dégradait et on me trouvait mort d'angoisse chaque fois qu'un symptôme se déclarait chez elle. Cette pensée nourrit mon anxiété. Je doublai le page dans la salle des gardes qui précédait les appartements de la reine. La porte était ouverte et veillée par deux soldats en armes. Une lumière jaune provenant de la pièce inondait le sol à mes pieds. Je passai en trombe devant les gardes et pénétrai dans l'antichambre des appartements.

En apnée depuis un moment, je laissai échapper un long soupir soulagé. La reine Anne étudiait une carte du Nord de l'Europe suspendue au mur derrière un grand bureau de travail installé sur la gauche de la pièce. Je sentis ma poitrine se détendre, considérant qu'elle n'avait l'air de souffrir que de manque de sommeil. Je la regardai. Ce n'était pas une belle femme mais il y avait quelque chose en elle. Quelque chose de puissant. Dans ses yeux, dans sa posture. Elle possédait une volonté et une détermination de fer qui lui donnaient un charisme incroyable. Pendant une seconde je fus absorbé par la contemplation de sa silhouette et ne pus détacher mes yeux de ces épaules fines sur lesquelles pesait le fardeau d'une nation. Que me réservait-elle ? À sa droite, le Lord Grand Amiral Georges, son époux et commandant en chef de la Royal Navy, scrutait la carte lui aussi. Derrière eux, leur tournant le dos, un homme massif vêtu d'un uniforme de la marine couvert de poussière était assis au bureau de la reine. Il buvait à petites gorgées une soupe chaude qu'il accompagnait d'un peu de pain. Il paraissait âgé d'une quarantaine d'années et son visage tiré révélait une profonde fatigue. À mon entrée, tous trois me regardèrent.

« Ah, William. Fermez la porte, dit la reine. Commençons. » Elle attendit que je m'exécute et que je pose ma trousse médicale – bien inutile en la circonstance.

« Merci. Asseyez-vous, messieurs. » Elle désigna les deux chaises qui faisaient face à son bureau. Lorsque Lord Georges et moi-même fûmes assis, elle montra l'homme à l'uniforme qui prit à peine le temps de nous jeter un regard entre deux cuillerées.

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