Prologue

20 2 0
                                    


Le sucrier en étain.

Bizarrement, c'est la seule pensée qui m'était venue à l'esprit à cet instant là. J'avais un flash, parfaitement net et précis, du sucrier en étain que ma mère sortait chaque jour à l'heure du goûter. D'une douzaine de centimètres de hauteur, rond à sa base pour s'évaser en hauteur, coiffé d'un couvercle rappelant les plis d'une pâte feuilletée; et contenant les éternels cubes de sucre blanc raffinés, car selon maman, cela "faisait plus élégant lorsque l'on recevait des invités''. Si tu veux maman ... Chaque jour, ma mère me préparait le goûter : le chocolat chaud, et les tartines de confiture. Chaque jour, ma mère posait le sucrier sur la table, qui du haut de mes yeux d'enfant, interpellait mon regard.

Honnêtement, je ne sais pas pourquoi je pense à cela maintenant. Peut-être parce que je vais probablement mourir d'ici quelques secondes ? N'empêche, en voyant défiler le film de ma vie, je ne m'attendais pas à focaliser sur cet objet de mon enfance ... Toutes ces années écoulées depuis avaient-elles été sans importance ? Je me retrouvais donc, jointures blanchies, mains agrippées inutilement au volant d'une voiture en plein tonneau. Comme dans un film au ralenti, j'avais vu, quand les roues avaient quitté l'asphalte, mes effets personnels voltiger dans l'habitacle. Mon trousseau de clefs, ma bouteille d'eau, de la paperasse. Pas grand-chose d'intéressant en somme. Pour illustrer cela, on aurait parfaitement pu mettre la chanson Ford Mustang de Gainsbourg en fond sonore :

"Un essuie-glace

Un paquet "de Kool"

"Un badge"

Avec inscrit dessus

"Keep Cool"

Une barre de chocolat

Un "Coca-Cola"

J'ai d'abord eu cette vision au ralenti. Puis le flash-back du sucrier en étain. Maintenant ... Et bien maintenant que tournant toujours sur elle-même, la voiture n'allait pas tarder à atteindre la surface de l'eau glacée, je visualisais ma propre tronche, les yeux fermés de terreur, la barbe de 10 jours, la peau desséchée, tannée tel du cuir bas de gamme. Un vrai play-boy ... Et avec une moue amusée, j'ai réalisé que ça allait être la dernière image que j'allais emporter dans ma tombe. L'image mentale d'un homme que son destin avait rattrapé. La dernière chose à laquelle j'aurais le temps de penser, avant que la voiture crève la surface de l'eau, avant que les vitres n'explosent, avant que l'eau glaciale ne brûle mon oesophage. Avant que mon corps ne cède à la panique physique, anéantissant la place à toute pensée.

Alors, d'une façon dont je ne saurais l'expliquer, un peu comme un enfant continue d'entrouvrir les yeux pour regarder entre ses doigts un film d'horreur qui l'épouvante; j'ai ouvert mes yeux d'adultes, une demi-seconde avant l'impact. Quasiment à la verticale, le pare-brise ne m'a donné à contempler que les eaux foncées, bleues-vertes et polluées; promesse d'une longue maladie en cas de baignade, ou dans mon cas promesse d'une mort imminente.

Alors uniquement, à ce moment où la terreur cède place à un calme absolu, au calme avant la noyade, je me suis autorisé une dernière pensée. Une unique pensée. Ou plus précisément une dernière ironie, afin de conclure ma vie de façon aussi lamentable qu'elle l'avait toujours été :

"Finalement... c'est le Dragon de Verre qui m'aura trouvé en premier".

Le Dragon de VerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant