Chapitre 1. Ombre portée

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Les rayons du soleil traversaient déjà les fins rideaux de la fenêtre de cet appartement insalubre au coeur de Montpellier. La chaleur prenait, peu à peu, la place de la fraîcheur de la nuit, faisant fuir les doux rêves et le sommeil trop léger de la masse informe enfouie sous les couvertures de son délicieux lit défait. Nuit trop courte, peu réparatrice, les soupirs sont les seuls sons audibles de l'autre côté de la chambre. Quelque part dans la pièce, deux chats s'étirent dans leur flegme habituel. A côté, une armoire s'apprête à tomber, mais personne ne semble s'en inquiéter. Les habits, dépliés, pendent misérablement en espérant être portés. Parfois recouverts de poils, d'autre fois simplement déchirés. C'est à se demander s'il ne s'agit, ici, pas plus d'un panier pour animaux qu'un réel meuble de rangement. Sur les murs, des punaises vierges sont accrochées. Cimetière d'une décoration autrefois fière de recouvrir les tâches sombres sur la peinture blanche. Quelques mégots trainent dans le cendrier posé négligemment au pied du lit, et un pied manque de se poser dessus, rapidement suivi d'une injure.

C'est une matinée comme les autres.

Arquée sur ses jambes trop longues, la silhouette se détache de l'obscurité lorsqu'elle atteint l'étage inférieur de son duplex en ruines. A peine trop enrobée pour être mince, pas assez épaisse pour être considérée comme grosse, c'est dans un flou physique, pas même artistique, que l'ombre se déplace sur le carrelage cassé. Ses cernes, rehaussées par des orbes chocolatés encore fatigués, cherchent le seul moyen de se sortir de ce brouillard emprunt de solitude, ces nuages geôliers d'une vitalité qui ne s'acquiert plus qu'à travers un litre de café avalé. Sous cette touffe de cheveux bouclés, deux sourcils froncés se détendent à peine à la vision des dégâts causés par les boules de poils miaulantes. Rien ne promet de passer une bonne journée, rien ne parfait ce tableau trop moderne pour en révéler sa beauté. Le fantôme en pyjama se confond dans les meubles poussiéreux lorsqu'il s'assit sur ce vieux canapé défoncé, une tasse remplie à moitié dans la main, une cigarette déjà consumée dans l'autre.

Dans les regards des uns, il s'agit d'une femme. Ses rondeurs ne trompent pas, puisque ses hanches larges prennent trop de place sur les bancs. Son visage trop fin ne présente rien de masculin, puisque ni barbe ni moustache vient entraver cette féminité forcée. Ses habits ne cachent rien de ce vide sous la braguette, de cette grosseur sous ses hauts. S'il lui arrive de rire sur l'immensité de son coeur, l'hyperbole n'est autre qu'une protection de plus, un rempart aux pronoms mal placés, mal utilisés. Dans les regards des autres, ce n'est rien d'autre qu'un homme. Sa voix masculine indiquant le genre à user, puisque les graves dominent la plupart du temps. Sa chevelure courte assume son rôle, masculinisant ce visage trop androgyne. S'il arrive de récolter des regards suspicieux, jamais elle n'a failli à ce qu'on attendait d'elle. Elle ne ressemble à rien et, toujours, celle-ci se tient avec l'horrible impression d'être cueillie au saut du lit. Parfois, c'est « madame ». Souvent, c'est « monsieur ». Dans le miroir, c'est encore une autre histoire. Reflet inespéré d'une masculinité qui tarde à se montrer, la moindre pilosité devient une fierté. Bien rapidement, l'information se met à tourner dans les conversations et le téléphone vibre à intervalles réguliers pour féliciter cette tardive puberté. Sur ses jambes, ce sont des mois éloignés de quelconque rasoir qui résultent de cette peau pâle décorés de quelques filaments sombres. Dans le reflet, il s'agit trop souvent de faire face à ses défauts qu'à ses qualités. C'est une réalité physique à l'encontre des espérances psychologiques, mais l'intime espoir de voir apparaître l'association de ce corps qui ne s'approprie plus, qui ne cesse de changer tout en restant semblable. C'est un combat incessant entre le temps et l'impatience. C'est une guerre dont personne ne peut être gagnant, mais qui débute chaque matin pour mourir chaque soir. Tony, dans sa complexité, est un garçon complexé. Tony, dans son intégralité, c'est une enfance de jeune fille pour un homme en équilibre sur un fil.

D'un genre à l'AutreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant