Abominables Ténèbres

     Déjà le crépuscule tombait sur Saint Félix et déjà le village sombrait dans de profonds ténèbres. Il était à peine dix-neuf heures et depuis les abords du château, on ne pouvait percevoir que difficilement la Montagne Noire dont les courbes se fondaient dans une masse sombre au loin. Plus le temps s'écoulait et moins Arnaud ne parvenait à discerner le monticule de terre dans la nuit de l'autre côté de la plaine du Lauragais.

      Originaire de la région, Arnaud avait toujours vécu dans ce village. Il avait quarante ans, un travail à Revel qu'il aimait et une femme qui le passionnait plus que tout avec laquelle ils habitaient dans la maison que ses parents lui avaient laissés quelques années plus tôt, décidant de rejoindre les étoiles qui peinaient à éclairer la petite commune lors de cette soirée. Soirée qui débutait sous le signe de l'amour.

     C'était l'heure. Arnaud se décida alors à quitter le jardin où cela faisait maintenant une demi-heure qu'il admirait les lumières qui apparaissaient au fur et à mesure dans la plaine. Mélanie était là, au milieu de la place du village, observant comme toujours l'architecture des constructions. Soudain, son mari apparut derrière elle, sortant de la Rue des Nobles. Ils se rejoignirent et ce fût un lampadaire installé aux premières loges qui assista à leurs retrouvailles. Cela faisait à présent deux semaines qu'elle était parti à Paris pour son travail et ils devaient dîner au restaurant pour l'occasion. Elle était chef d'une entreprise et lui était un simple ouvrier. Mais cette différence sociale ne les empêchait pas de s'aimer. Ils s'étaient rencontrés treize ans plus tôt lors d'un mariage où ils avaient été conviés et seulement deux ans après cette rencontre, à la période de Noël, Arnaud lui avait offert son cœur et elle avait fait de même en acceptant sa demande en mariage.

      Durant le baiser qui les réunissait, le temps s'écoulait différemment. Il semblait comme suspendu pour les deux amoureux et le contact de leurs lèvres luttait pour ne pas briser cet instant fusionnel face au froid de la nuit. Quelques secondes plus tard, Mélanie se décida enfin à prendre la parole et s'exprimant sur un ton ironique, déclara:

- Alors comme ça, Monsieur se fait attendre ?

- Excusez mon retard Madame, puis-je vous inviter au restaurant pour tenter de me faire pardonner ?

     Les paroles n'avaient pas d'importance dans leur couple, les baisers suffisaient à exprimer ce qu'ils ressentaient au fond de leur cœur. Ainsi, main dans la main, ils partirent à pied dans la direction du restaurant, évitant les ruelles exposées au vent glacial qui auraient faites frémir n'importe qui.

     Après avoir parcouru une bonne centaine de mètres parsemée d'arrêts où chacun volait un baiser à l'autre, ils arrivèrent au restaurant où Arnaud avait réservé une table : l'Auberge du Poids Public. Cet établissement avait réussi à se forger une renommée au fil des années, proposant à leurs clients divers plats de la gastronomie locale. Après un somptueux accueil de la part des gérants, Mélanie et Arnaud pénétrèrent dans une salle aux tons ocres et de brique, destinés aux repas privés, avec une vue sur la campagne.

    Un serveur leur avait attribué une table près de la fenêtre d'où ils avaient la possibilité d'admirer l'immensité de la plaine qui était désormais totalement plongée dans le noir. Seuls quelques points luisaient dans la nuit, représentants les villages des alentours. Ils jetèrent un coup d'œil à la carte lorsque le sommelier ne tarda pas à s'occuper du couple. Il leur proposa un vin rouge des vignobles Bordelais. Cette proposition séduisit Mélanie et Arnaud qui s'accordèrent sur le choix de la boisson. Ils n'avaient pas encore vraiment échangé autour d'un sujet important si ce n'était le temps, le travail et d'autres sujets qui n'avaient pas vraiment d'importance aux yeux des deux conjoints. Arnaud se résolu à changer le cours de la conversation :