Palerme, Sicile.
Giulia
Giulia ouvre les yeux péniblement. La voix de sa mère retentit d'en bas.
Giulia
Scendi
Subito
Giulia est tentée d'enfuir sa tête sous l'oreiller. Elle n'a pas assez dormi - elle a encore passé la nuit à lire. Elle sait pourtant qu'elle doit se lever. Lorsque la mère appelle, il faut obéir - c'est une mère sicilienne.
Giulia
La jeune femme quitte son lit à regret. Elle se lève et s'habille à la hâte, avant de descendre à la cuisine où s'impatiente la maman. Sa sœur Adela est déjà levée, occupée à vernir ses ongles de pied sur la table du petit déjeuner. L'odeur du solvant fait grimacer Giulia. Sa mère lui sert une tasse de café.
Ton père est parti
C'est toi qui ouvre ce matin.
Giulia saisit les clés de l'atelier et quitte rapidement la maison.
Tu n'as rien mangé.
Emporte quelque chose
Ignorant les mots de sa mère, elle enfourche son vélo et s'éloigne à grandes pédalées. L'air frais du matin l'éveille un peu. Le vent dans les avenues lui fouette le visage et les yeux. Aux abords du marché, les odeurs d'agrumes et d'olives viennent lui exhibant sardines et anguilles fraîchement pêchées. Elle accélère, monte sur les trottoirs, quitte la piazza Ballaro où les vendeurs ambulants apostrophent déjà les clients.
Elle parvient dans une impasse, à l'écart de la via Roma. C'est là qu'est installé l'atelier de son père, dans un ancien cinéma dont il a racheté les murs il y a vingt ans - 'âge de Giulia. Ses locaux d'alors étaient exigus, un déménagement s'imposait. sur la façade, on peut encore distinguer l'endroit où étaient placardées les affiches des films. Il est loin? le temps où les Palermitani se pressaient pour voir les comédies d'Alberto Sordi, Vittorio Gassman, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni ...
Aujourd'hui la plupart des salles ont fermé, comme ce petit cinéma de quartier transformé en atelier, Il a fallu aménager la cabine de projection en bureau, percer des fenêtres dans la grande salle afin que les ouvrières aient assez de lumière pour travailler. Le papa a effectué lui-même tous les travaux. L'endroit lui ressemble, songe Giulia : il est brouillon et chaleureux, comme lui. Malgré ses accès de colère légendaires, Pietro Lanfredi est apprécié et respecté de ses employées. C'est un père aimant, bien qu'exigeant et autoritaire, qui a élevé ses filles dans le respect de la discipline et leur a transmis le goût du travail bien fait.
Giulia saisit la clé et ouvre la porte. D'ordinaire, son père est le premier arrivé. Il tient à accueillir lui-même ses ouvrières - c'est ça, être le padrone, se plaît-il à répéter. Il a toujours un mot pour l'une, une attention pour l'autre, un geste pour chacune. Mais aujourd'hui, il est parti en tournée chez les coiffeurs de Palerme et des environs. Il ne sert pas là avant midi. Ce matin, Giulia est la maîtresse de maison.
A cette heure, tout est calme à l'atelier. Bientôt, l'endroit bruissera de mille conversations, de chansons, d'éclats de voix, mais pour l'instant, il n'y a que le silence, et l'écho des pas de Giulia. Elle marche jusqu'au vestiaire réservé aux ouvrières et dépose ses affaires dans le casier à son prénom. Elle attrape sa blouse, se glisse comme chaque jour dans cette seconde peau. Elle rassemble ses cheveux, les roule en un chignon serré et y pique des épingles avec agilité. Puis elle recouvre sa tête d'un fichu, une précaution indispensable ici - il ne faut pas mêler ses cheveux à ceux traités à l'atelier. Ainsi vêtue et coiffée, elle n'est plus la fille du patron : elle est une ouvrière comme une autre, une employée de la maison Lanfredi. Elle y tient. Elle a toujours refusé d'être privilégiée.
VOUS LISEZ
La tresse
DragosteTrois femmes, trois vies, trois continents. Une même soif de liberté. Inde. Smita est une Intouchable. Elle rêve de voir sa fille échapper à sa condition misérable et entrer à l'école. Sicile. Giulia travaille dans l'atelier de son père. Lorsqu'il...