Chapitre 7

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Dès qu'elle aperçoit le lendemain les grilles accueillantes du lycée – paradoxalement le seul endroit où elle se sente totalement libre, même sa chambre était devenue oppressante à cause de la proximité étouffante de ses parents -, Aria cherche Élyor des yeux. Elle ne comprend pas vraiment pourquoi, mais elle ressent ce besoin de lui parler.

Soudain, elle ne voit plus rien, et pour cause : deux mains étrangères recouvrent ses yeux, si rapidement qu'elle n'a pas eu le temps ne serait-ce que d'en apercevoir la couleur de peau.

"Élyor ?" s'exclame-t-elle tout sourire et pleine d'espoir.

"Non, c'est moi." sonne la voix de Tristan, de laquelle perce une sorte d'amertume. Mais Aria ne le remarque pas.

"Oh, salut Tristan ! Ça va ? T'aurais pas vu Ély s'il-te-plaît ?

- Euh, non, mais il a cours d'éco donc il doit être au rez-de-chaussée du bâtiment A. Et sinon, ouais, ça va, juste un peu fa...

- Super, merci, on se voit en histoire !"

Et sans même écouter sa réponse, Aria se dirige vers le bâtiment A. Elle n'a pas de mal à distinguer le grand échalas, assis à même le sol, un peu à l'écart des autres élèves et si plongé dans son livre qu'il n'entend même pas son amie arriver. Ne sachant pas comment débuter la conversation, celle-ci se laisser tout doucement glisser aux côtés de l'adolescent, et, lisant par-dessus son épaule : "Tu lis quoi ?"

Sans paraître surpris et sans interrompre un instant sa lecture, Élyor révèle à Aria le titre de l'ouvrage, laconique, mais savourant le son de chaque lettre, comme un cadeau qu'il lui offre : "Graziella. D'Alphonse de Lamartine".

Aria hoche la tête, acceptant ce présent tout en sachant pertinemment qu'elle l'aura oublié très bientôt. Un petit moment de silence s'installe. Aria sait que plus elle attend, moins elle osera le briser. Elle se lance alors, à brûle-pourpoint :

"Au fait, tu sais, à propos d'hier...

- On n'est pas obligé⋅e⋅s d'en reparler, tu sais. Tant que tu ne dis rien d'LGBTphobe, je te laisserai tranquille avec ça.

- Je sais, mais, je... J'aimerais en parler."

Le jeune homme perçoit la sincérité qui transparaît dans la voix de son amie, alors il place son marque-page à l'endroit où il s'est arrêté, referme son livre et se tourne vers Aria, lui donnant toute son attention.

"Vas-y.

Alors en fait... J'ai rien de particulier à dire, hein, c'est juste que, bah, ça m'a vraiment fait un choc tout ça. Pas choc dans le sens choquée négativement hein, mais après notre conversation je suis retournée sur ton blog, et puis sur les chaînes youtube que tu conseillais, et au fur et à mesure je suis tombée sur tout plein d'infos sur ces sujets militants et waw j'avais à peine conscience d'un quart de ce que j'ai appris et s'il n'y avait eu toutes ces preuves, tous ces chiffres, ces témoignages, jamais je n'aurais cru quelqu'un me disant simplement que les minorités sont autant oppressées. Et encore, quand on me disait "minorités", je pensais juste aux minorités ethniques ! Je n'avais pas la moindre idée que les gays, trans, et tant d'autres, étaient des minorités ! Enfin si, bien sûr, je savais qu'il y en avait moins que les personnes normales mais je ne les imaginais pas subir autant de trucs affreux. Et je sais pas si c'est ça, ou le fait de comprendre ta manière de penser et de voir les choses... De me rendre compte qu'au lycée on peut s'assumer ainsi, et être différent, et avoir des préoccupations si différentes des autres ! Ça me rassure tellement quant à moi, à ce je ne sais quoi que je devine différent des gens normaux, parce que je me dis que je peux être comme toi et avoir des amis et être heureuse sans pour autant faire le mouton et feindre aimer des choses que je n'apprécie pas. Depuis toujours on nous impose des modèles de la soit-disante parfaite vie avec la parfaite famille et les parfaites études et le parfait métier, et je sais pas, c'est juste vachement réconfortant et à la fois un peu flippant de se dire que tout ce que la société, les médias, nos parents, etc. nous montrent depuis qu'on est petits, et ben c'est pas forcément la réalité, c'est pas forcément notre futur, et en fait il existe plein d'autres alternatives c'est juste qu'on ne les connaît pas ou qu'on nous les montre pas... Et j'ai vraiment hâte de trouver la mienne, d'alternative."

Sa tirade terminée, Aria connaît un moment de flottement. Elle n'avait pas réalisé tout ça avant de prononcer ces mots. Elle se sent... libérée. Oui c'est cela, libérée, en partie du moins, du trop-plein d'informations qu'elle n'arrivait pas à gérer depuis la veille au soir. Cela lui avait un choc, de faire ses recherches, mais ça n'est qu'à l'instant qu'elle réalise l'ampleur et la nature de ce choc. Elle ne ressent même pas d'embarras d'avoir ainsi monopolisé la parole, comme elle aurait d'habitude réagi, tant elle est abasourdie.

"Ravi que ça aie permis que tu réalises certaines choses, sur toi-même ainsi que sur le monde qui t'entoure. C'est important. Ça me fait plaisir, c'était un des objectifs de mon blog que de faire prendre conscience au plus grand nombre de personnes possible des difficultés rencontrées par plus de personnes qu'on ne le croit, et ce à cause de qui iels sont. Juste... Romantise pas trop ce que c'est que d'être "différent⋅e". Je suis tellement fier d'être qui je suis et je ne m'imagine pas autrement, mais ça n'est pas un choix. Clairement pas. Si j'étais hétéro, ma vie serait tellement plus simple. Alors oui, être hétéro c'est peut-être moins "cool", pas assez "différent⋅e", trop "dans le moule", "banal", mais en attendant, ça t'évite d'avoir peur de te faire tabasser lorsque tu tiens la main de cellui que tu aimes et ça, c'est cool. Et au fait, évite les termes "normal" et "anormal". Cela signifierait que les personnes LGBTQ+ sont anormales. Ce qui n'est pas le cas. Nous sommes comme toi, comme vous, nous ne sommes rien d'autre que des êtres humains."

Lorsque son ami finit de parler, Aria se sent de nouveau submergée par le doute et les questions... Elle n'a jamais fait particulièrement d'effort pour être appréciée par les gens, mais n'a jamais souhaité faire de mal à qui que ce soit. Alors se dire qu'elle peut blesser certaines personnes sans même s'en rendre compte, et ce rien qu'avec des mots un peu trop maladroits, la fait se remettre en question.

"Je suis désolée... Je suppose. Je ne voulais pas que tu te sentes blessé." s'enfonce-t-elle encore plus.

"Aria.

Oui ?

Est-ce que tu penses que les personnes LGBTQ+ sont anormales ? Ne prend pas en compte mes sentiments, sois honnête."

Élyor prononce ces mots dans le plus grand des calmes, sans montrer aucun signe de tristesse ou encore de colère. Il regarde Aria dans les yeux, et celle-ci a du mal à soutenir son regard. En observant les yeux marron clair du jeune homme, elle s'aperçoit qu'il est rare qu'elle remarque la couleur des yeux des gens. Elle se promet d'y faire plus attention dans le futur, parce que ceux d'Élyor sont sublimes - et ce malgré leur couleur pour ainsi dire banale.

"Bien sûr que non, vous êtes normaux ! Fin, vous êtes pas comme les autres mais même, c'est pas comme si vous étiez fous ou je ne sais quoi.

Waw, ça va être un sacré boulot de te déconstruire. Le mot "fou" est aussi à éviter et ce que tu viens de dire était totalement psychophobe mais passons, une chose à la fois disons...

Psycho quoi ?

Laisse tomber. Donc, est-ce que tu as envie de blesser les personnes LGBTQ+ ?

Ben non, c'est pour ça que je disais que j'étais désolée..."

Aria fuit le regard d'Élyor, mal à l'aise. La conversation lui échappe, son ignorance est palpable, et elle déteste ça.

" Es-tu consciente que si tu blesses certaines personnes en parlant, ça n'est pas à cause de la manière dont iels réagissent mais bien à cause de ce que tu dis ?

Oui, on va dire...

Ça n'est pas "on va dire". C'est le cas.

Ok...

Tu voudrais que je t'apprenne à ne plus blesser personne en parlant ?"

Pour la première fois depuis que la discussion a changé de direction, Aria se sent rassurée. Élyor, loin de la juger, lui tend au contraire la main. Grâce à lui, elle pourrait apprendre de nouvelles choses, effacer cette ignorance dont elle a si honteusement conscience, et qui sait - peut-être comprendre des choses sur elle-même. Elle n'a toujours aucune idée de pourquoi tout cela l'attire tant, alors qu'elle n'arrive à aborder ces sujets qu'avec énormément de maladresse. Mais elle n'a pas d'autre choix. Elle a besoin de comprendre. Tout ce qu'elle a lu la veille, l'a réellement passionnée - elle n'avait pas ressenti une telle exaltation, une telle curiosité depuis qu'elle avait cessé de vibrer. Alors, sans la moindre hésitation, la jeune fille répond : "Oui."

VibratoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant