PARTIE I

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Cette ville n'avait pas de nom.

Cette cité si pauvre, si misérable, que la magie avait désertée, n'apparaissait même pas sur les cartes du pays.

Les terres l'entourant étaient presque incultivables. Seule la volonté de ses habitants, condamnés à une vie de labeur et de jours mornes, permettait à leurs tristes âmes d'y perdurer.

On ne venait pas dans cette ville orpheline pour vivre. On y venait pour faire profil bas, pour profiter d'un lieu que les lois ne semblaient pas atteindre, pour vendre des artéfacts à l'utilité trouble.

On y venait lorsqu'on n'avait ni argent ni espoir et, pris dans la spirale du malheur, on n'en repartait jamais.

Pourtant, cette ville gardait les traces d'un passé radieux. Des routes larges et joliment pavées, des maisons à colonnades aux façades ornementées. Des échoppes aux devantures soignées et de grands lampadaires, dont les lumières s'effaçaient lorsque la brume matinale étouffait les rues de son linceul blanc.

Un passé qui, murmurait-on, venait de la protection des Dieux. Une intervention extraordinaire, un accord entre les mortels et leurs maîtres, qui avaient fait de cette bourgade un cœur battant.

On racontait que les Hommes, lassés de cette autorité suprême au point d'en avoir oublié son origine, se rebellèrent et chassèrent les Dieux. La désolation de cette ville serait une punition envers ses habitants.

Pourtant, la foi n'y avait pas disparu. Au centre exact de cette cité se tenait une immense tour, sans nom elle aussi. C'était en fait une horloge mécanique, unique au monde, qui donnait l'heure avec une précision jamais égalée.

Malgré son état d'abandon, elle continuait à tourner, comme dotée de sa propre conscience. Ses tintements, qui résonnaient aux alentours tels le son d'un glas, accompagnaient la vie de chaque homme, chaque femme et chaque enfant.

Un jour, la cité orpheline fut touchée par la magie.

Elyranthe apparut, comme un spectre bienveillant au creux d'un songe ténébreux. Déesse de la prospérité, elle garantissait avec ses frères l'équilibre des civilisations humaines.

Pour les plus jeunes, il s'agissait d'une apparition surnaturelle et terrifiante, car la magie n'habitait plus la ville depuis bien longtemps. Les plus anciens, en revanche, accueillirent Elyranthe comme une sauveuse. Cette Déesse était venue offrir une chance à cet endroit de se repentir, d'effacer ses erreurs passées.

Et c'est ce qu'elle fit.

Elyranthe promit aux humains de transformer cette bourgade désolée en une ville radieuse, telle qu'on n'en avait jamais vue dans l'Histoire. Elle leur offrait la magie, la protection contre les villes ennemies, la fertilité.

En échange, les habitants devaient gagner à nouveau la foi et suivre les règles qu'elle imposait, comme ils l'avaient fait auparavant.

Les humains acceptèrent. Et, d'un accord tacite, la cité sans nom en retrouva un.

•<>•

Une dizaine d'années plus tard, tous les voyageurs, tous les explorateurs avaient eu vent de la cité mythique d'Elyranthe. Le monde entier connaissait la ville et son immense horloge, unique au monde, gardée par une Déesse.

Une Déesse aux cheveux dorés, à la peau pâle et aux mains délicates, qui fit de ce bâtiment son refuge. Elle entreprit d'en chasser chaque grain de poussière, d'y polir chaque engrenage. Rapidement, plus un débris ne parasitait le fantastique mécanisme de l'horloge.

Les vitraux retrouvèrent leur éclat, le cadran se mit à refléter la lumière du soleil. La ville d'Elyranthe s'extirpa des ténèbres.

Les habitants de la cité sans nom devinrent les autochtones de la Métropole Lumineuse. Désormais, Elyranthe était connue de par le monde pour sa beauté, la richesse de ses mets et sa qualité de vie. Les hommes et les femmes vivaient sans craindre la famine, le malheur ou la guerre.

La Déesse avait tenu parole.

Pendant plus de quatre générations, les mortels troquèrent une partie de leur liberté contre l'essor de la cité. Elyranthe, ville florissante et cosmopolite, carrefour du commerce magique et lieu de vie des plus grands savants de l'époque.

Elyranthe, Déesse protectrice, minutieuse et loyale, qui avait besoin des humains pour faire perdurer sa bénédiction. Chaque jour, elle actionnait les cloches chantantes de l'aube, du midi et du crépuscule. Chaque jour, les habitants priaient leur cité et leur sauveuse à heure fixe. Chaque jour, un couvre-feu était imposé pendant les heures sombres de la nuit.

Chaque jour, la Déesse Elyranthe se nourrissait de la foi de ses croyants, de leurs serments et de leur reconnaissance. Grâce à eux, elle gardait la force nécessaire pour protéger la cité. C'est ainsi qu'Elyranthe devint plus qu'un nom. Elyranthe se transforma en un culte. Un culte du bonheur, de la constance, de la prospérité.

Mais si l'Homme est doté d'une longue mémoire, le souvenir commun, lui, se fane rapidement.

Les souvenirs d'avant la Déesse furent conservés par les sages et les ouvrages des bibliothèques. Les anciennes générations contaient leur jeunesse aux plus petits.
Leurs enfants, leurs petits-enfants suivirent les traditions imposées par Elyranthe sans jamais les remettre en cause.

Un jour, le dernier témoin du sombre passé de la cité mourut. Avec le temps, les livres finirent par trouver une place sur les rayonnages dédiés aux mythes et légendes.

Et la jeunesse d'Elyranthe perdit toute attache avec ses souvenirs. Les années passant, la foi portée envers la Déesse se fit machinale, désintéressée. Jusqu'à ce que le doute s'insinue dans les âmes.

Une Déesse ainsi logée au sommet d'une tour, qui ne se présente jamais au monde. Un être dont l'existence est à la fois un mythe et une histoire racontée aux plus petits le soir venu. Une présence qu'il faut prier, aimer et remercier jour après jour. Des traditions qui perdent leur sens comme se perd la mémoire commune.

En une dizaine d'années à peine, Elyranthe était devenu sujet de débat et de rupture. La Déesse, sentant que les mortels qu'elle protégeait lui accordaient de moins en moins leur confiance, se mit à apparaître plus souvent en public. Elle soignait les blessés et influençait parfois le climat pour favoriser les récoltes.

Des actions bienveillantes, qui ravivaient la gratitude dans certains cœurs et ne faisait qu'accroître la méfiance dans d'autres. Pour ces derniers, Elyranthe montrait son pouvoir afin de leur rappeler qu'ils avaient besoin d'elle, qu'ils vivaient sous son emprise.

Cette défiance se transforma vite en aversion. Et l'aversion, couplée à la peur de cette Déesse toute-puissante, mena rapidement à la haine.

Un peu partout dans la cité, de violentes querelles éclataient. Parfois, les habitants en venaient aux mains. La fracture entre ceux qui vénéraient Elyranthe et les autres, qui ne voyaient en elle qu'un tyran à l'ascendance divine, s'étendit.

Le bruit se mit à courir que la Métropole Lumineuse sombrait dans une sorte de malédiction. Elle se fragilisait, s'effritait. La rumeur qu'Elyranthe était en proie à un chaos politique grandissant s'amplifiait de jour en jour.

Ces nombreux échos ne tombèrent pas dans l'oreille de sourds. Les cités voisines, ennemies jurées depuis des temps immémoriaux, y virent un moyen de profiter de la situation.

Alors, de façon insidieuse, elles alimentèrent la fracture. Des hordes d'insectes furent lâchés dans les champs pour ravager les récoltes. On affichait des tracts injurieux sur les murs des maisons durant la nuit.

Les détracteurs d'Elyranthe se firent de plus en plus nombreux. Une révolte secrète prit forme au sein de la cité. Un plan pour tuer la Déesse et retrouver la liberté qui revenait de droit aux habitants.

Pendant plusieurs mois, les tensions au sein de la ville semblèrent s'apaiser. Mais il ne s'agissait que du calme avant la tempête.

La cité orphelineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant