IV. Seuil

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Il faut à peine quelques secondes au vent pour déchirer notre misérable abri. Hoseok est assommé par un morceau de tôle et chute tête première dans la boue. Je sais qu'il avait son sourire, au dernier instant, quand il a su que sa peine lui reprenait son corps, enfin.

Jungkook nous prend par les poignets, Yoongi et moi, pour qu'on ne puisse pas renoncer comme l'a fait Hoseok. Il nous vole notre fin, il nous emporte dans son combat déjà perdu. Je ne saurais dire s'il est égoïste ou altruiste. Je ne saurais dire si ce sont nos vies qu'il veut sauver en nous entraînant dans la pire tempête du siècle. Ce serait bien sa pire idée.

Nos peaux se déchirent à chaque pas. Nos membres résistent à peine aux bourrasques qui les avalent. Nos corps sont scindés, sciés, découpés par les lames de la tempête. Je ne sais pas pourquoi on survit si longtemps. Ce n'est pas explicable. Yoongi et moi, on ne résiste même pas. Nul ne nous guide que la rage de Jungkook, sa haine envers nous, envers nos esprits tronqués. C'est terrible, une mort si lente. On ne respire plus et on danse avec la mort, ballottés entre l'acier qui s'envole, qui découpe les églises, et les voitures, les toits, les arbres arrachés à la terre.

Jungkook doit être maudit.

Par je ne sais quel miracle, on finit par trouver un abri. On est à la limite du Taudis, au bord de la carte. Mon esprit est un champ de bataille. Quatre morceaux de tôle resserrés les uns contre les autres sont parvenus à tenir, et nous y appuyons nos corps en morceaux.

Il est impossible d'expliquer réellement ce qu'il se passe. La Nature décide de trembler, de retourner le monde, de le faire imploser. Les arbres s'enterrent à l'envers, le soleil explose en une nuit centenaire. Il est impossible d'utiliser des mots, de vrais mots sensés dans un ordre orthodoxe. Ça n'existe pas. Ça n'existe plus, dans la Tempête.

Il n'y a plus rien, dans la Tempête. 

Plus rien que Yoongi qui s'enflamme. Il est un loup-garou et sa lune est la Tempête. On ne voit même plus ses yeux, perdus entre les plis de sa peau meurtrie. On ne voit plus de ses orbes que deux lueurs rougeoyantes au milieu du chaos, flottant entre les flux du grand désordre. Il a jeté son briquet dans une flaque, Yoongi, et son rire glacial nous parvient à travers le grand vacarme.

- Vous voyez ! Vous voyez ! Même si on avait réussi, ça n'aurait pas marché. Il n'y a pas d'essence, dans le Taudis. Il n'y jamais eu d'essence. Rien que du feu. Jamais rien que du feu.

Même la Tempête semble se taire un instant devant le grand déclin.

- Vous comprenez ce que je vous dis ? Il n'y a jamais eu de Révolution ! Jamais ! Que des foutaises tout ça. Que des foutaises pour que vous gardiez espoir, pour que vous continuiez à voler pour nous ! Un sacré fric que vous avez rapporté, je peux vous le dire. Et tout ça pour quoi, hein ? Tout ça pour finir écrasé sous une poutre emportée par le vent. Quelle gloire !

Nous voyons une dernière fois la flamme du briquet s'essouffler et s'éteindre.

- La vérité, c'est que j'ai fini par y croire, à ces conneries. La vérité c'est qu'elle m'a rendu fou, cette Tempête... Le feu... Le feu a vu naître mon esprit et me le reprendra. 

Son rire est plein de rage, de vengeance ravalée. Son rire est plein de larmes quand il parle une dernière fois. Il doit crier, expulser ses poumons morts, mais c'est un murmure qui nous parvient comme un râle.

- Souvenez-vous, si vous en réchappez. On est rien de mieux qu'un feu de joie.

Je suis arrivé au Taudis avant même de pouvoir m'en souvenir.
Je suis arrivé et il était déjà là, Yoongi, avec ses cheveux verts. Jamais inquiété. Jamais ébranlé.
Il avait l'air d'un chef, Yoongi, qui ne tomberait jamais.
Bienvenue.
Et pour la première fois, je m'étais senti à ma place.
Quand toi tu es arrivé, Jungkook, ce Yoongi là n'était plus. Notre monde n'était déjà plus qu'une sombre pègre.
Quand tu es arrivé, Jungkook, tu as apporté la vie, la vie qu'on avait oubliée.
La rage.
L'espoir.
Et tu as rappelé à mon cœur la saveur des pêches.
Seulement, tu as vite compris, que je n'étais pas franc. Que je n'étais pas sincère. Que j'étais perdu.
Mais en réalité, tu n'as rien compris.
Ça m'a libéré quand tu as lâché ma main.

Il y a comme une sorte de silence dans le chaos, comme une sorte de vide creusé à mi-mots. Yoongi a été balayé par la vague, avec sa folie et ses yeux brûlés.

Notre nouvel abri s'envole à son tour et Jungkook me démanche presque le bras à le tirer comme ça. Pourquoi... pourquoi refuse-t-il que je meure ? Il n'y a plus rien d'autre à faire, Jungkook. On est nés dans la boue et on y retournera comme ils l'ont toujours voulu. C'est fini.

- C'est fini, je te dis !

Ouvrir la bouche m'a brûlé le corps jusqu'aux entrailles. Mais Jungkook n'arrête pas. Jungkook refuse de tomber. Jungkook refuse de sombrer dans les fosses communes qui s'étendent sous le ciel retourné.

On marche pendant ce qui semble être une éternité. Plus rien n'existe, sous la Tempête, plus même le temps. Comme si Yoongi était toujours là. Comme si on n'avait même pas quitté le Camp.

On atteint les beaux quartiers par je ne sais quel saint esprit. Je ne veux plus comprendre. La barrière qui nous en sépare a été arrachée par les vents, comme s'ils voulaient qu'on la fasse, cette foutue Révolution. C'est trop tard, c'est fini. Ça n'a jamais commencé. Mais Jungkook continue. On s'engouffre dans une maison froide, une maison plus vide encore que le chaos.

L'air est tiède, il blesse nos peaux à vif.

Et puis Jungkook allume la lumière.


La Tempête - TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant