Les Rairayi

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Octobre 2204

Keran ramassait tout ce qui pouvait servir dans la décharge. Valeck avait des mains de fée quand il s'agissait de bricole ou de machines. Il les aidait pas mal, c'était certain. Chacun remplissait sa tache. Ils étaient une famille. Un clan. Soguar en avait receuilli plus d'un comme lui. Les enfants perdus. Abandonnés. Il leur apprenait tout ce qu'il savait, à se défendre, à maîtriser leur force. C'était leur père, en quelque sorte. La dernière à les avoir rejoint devait tout juste avoir 6 ans. Elle s'appelait Rania. Soguar l'avait ramené avec lui, un jour de pluie. La petite était blottie contre lui, transite et trempée jusqu'aux os. Un enfant errant dans la Cité risquait gros. Soguar semblait faire tout son possible pour en sauver un maximum. Car il savait. Il savait où la plupart finissaient. Keran lui avait demandé un jour pourquoi il s'encombrait de gamins, incapables de s'occuper d'eux-mêmes tous seuls. Soguar lui avait ébouriffé les cheveux de sa grande main, un sourire aux lèvres découvrant ses dents immaculées. Par rapport à toi et tes petits camarades, c'est moi l'adulte. Mon rôle est de protéger ceux qui en ont besoin. Un enfant ne devrait pas avoir à affronter ce monde tout seul. Soguar était grand, fort. Puissant. Il semblait innaténiable. Pourtant, Keran avait perçu une once d'émotion dans sa voix. Il l'avait regardé avec de grands yeux. Même les grandes personnes peuvent pleurer, alors ? Soguar avait rit. Tous les humains pleurent. Même les animaux. Et ce, peu importe leur âge. Keran n'avait plus rien dit, après cela. Il respectait son aîné. Il lui devait la vie. Lui et les autres allaient grandir. Ils deviendraient forts. Comme lui.  Et pourquoi pas fonder, un jour, leur propre clan. Pour l'instant, ils étaient les Rairayi.* Le désert de recule pas : il avance. Keran repensa à ces mots. Leur devise. Il jeta un oeil sur le grand sac de toile qu'il transportait. Il en avait assez fait pour aujourd'hui. Il allait descendre du monticule de féraille lorsqu'un détail attira son attention. La forêt de Pi, à quelques kilomètres, semblait agitée. Keran aperçue une nuée d'oiseaux s'élever au-dessus de l'étendue jaune et rouge. Ils criaient. Keran attendit. Il scrutait l'orée du bois. Les feuilles tombaient, volaient sur le dos du vent. Des pétales d'or sous le soleil d'octobre. Keran eut raison d'attendre. Ce qu'il vit le glaça d'effroi.

                                * * *

La montagne noire scrutait l'horizon, une cigarette à la main. Le jour venait de se lever sur la Cité de Nim. Soguar fit craquer les os de son dos, fermant les yeux pour profiter de la chaleur du soleil. Un bel été indien. Il entendit des éclats de voix en contre-bas. Des rires. Il baissa les yeux. Une petit fille brune venait de sortir de la vieille carcasse d'une voiture abandonnée. Sa voix était cristaline. Innocente. Un autre enfant, un garçon plus âgé, lui courait après, bien décidé à l'attraper. La fillette courait vite. Elle parvint au mur avant son poursuivant.

- Un, deux, trois pour moi !

Elle sauta sur place, toute heureuse d'avoir gagné la partie. Le garçon la rejoignit, courbé en avant, essouflé.

- On avait dit pas dans la voiture, souffla-t-il d'un air boudeur.

- C'est pas vrai, lui répondit-elle en lui tirant la langue. Tu es jaloux parce que j'ai de nouveau gagné. Limace !

Ses yeux bleus, presque violets, brillaient sous la lumière du jour. Son camarade de jeux ne cacha pas son mécontantement et tira sur sa couette. Elle cria. Ils commencèrent à se battre. La poussière du sol s'éleva autour d'eux. Soguar soupira, écrasa sa cigarette et descendit de son poste d'observation. Il les sépara sans ménagement, les tenant chacun par un bras. L'homme était immense à côté des deux enfants. Il projetait son ombre sur eux et masquait le soleil. Impressionnés, ils se turent aussitôt et cessèrent de gigoter.

- Valeck, combien de fois t'ai-je dit de ne pas embêter Rania ?

Malgré sa grosse voix, il était calme et parlait avec douceur et fermeté. Le garçon fit la moue.

- Mais c'est elle qui...

- Peut-être, le coupa Soguar. Mais tu es plus grand. Tu dois montrer l'exemple.

Rania rit sous cape. Il lui manquait une dent de lait. Soguar tourna la tête vers elle, les yeux droits dans les siens. Son sourire s'effaça.

- Cela vaut aussi pour toi, Rania. Si tu veux que Valeck soit gentil avec toi, il faut que tu soies gentille avec lui. Le respect va dans les deux sens.

Elle baissa la tête, les joues roses.

- Compris ?

Les deux enfants hochèrent timidement la tête. Bien. Il les lâcha. Les deux enfants s'ignorèrent un instant, se toisèrent, puis reprirent leurs activités. Soguar passa sa main sur son crâne lisse. Ces deux-là, décidemment. Toujours en train de courir partout. A croire qu'ils ne dormaient jamais. Il sourit à cette idée. Les enfants étaient, après tout, faits pour s'amuser. Il n'était donc pas étonnant qu'ils soient dotés de tant d'énergie. Soguar allait remonter, lorsqu'une voix familière retentit dans son dos.

- Baba ! Baba !**

Soguar se retourna. Keran courait vers lui à toute vitesse. Il volait presque au-dessus du sol. Le garçon semblait agité. Soguar posa une main sur son épaule.

- Calme-toi. Respire.

Rania et Valeck s'étaient arrêtés de jouer, intrigués. Keran secoua la tête.

- Nan, dit-il essouflé. Ça urge. Vraiment.

*rairayi : "sable" en hausa (Niger).
**baba : "papa" en hausa.

                              
                                    * * *

L'esprit de Dastan avait fui son corps. Un automate. Il se serait probablement laissé mourir si elle n'avait pas été là. La voix. Elle le guidait. Le halo noir avait grandi. La fumée noire formait comme une sorte de cocon. Elle le réchauffait. Il marchait sous les arbres, pieds nus sur les feuilles pleines de rosée. Un tapis d'or sous la lumière. Un sanctuaire.
Il franchit l'orée du bois. La Cité de Nim s'élève tristement devant lui. Sa nouvelle demeure. Désolée. Elle semble sans vie. Comme lui. Il continue d'avancer. Pose un pied sur l'asphalte froid. Transition. Il avance.

- C'est quoi ce bordel, souffla Soguar.

Keran l'avait guidé jusqu'ici. Rania et Valeck, ne se résignant pas à rester chez eux, les accompagnaient. Ils se tenaient derrière Soguar, aggripés à ses jambes, effrayés par ce qu'ils voyaient. Le géant noir les rassura comme il put. Il leur ordonna de rester en arrière et s'avança vers la chose. Petite taille, la peau sombre. Noir. Profond. Comme un ciel sans étoiles. Les yeux blancs. Irréels. Une étrange fumée émanait du petit être. Il s'arrêta, semblait regarder Soguar.

- Calme, murmura-t-il. On ne te veut aucun mal.

Keran tenait Rania par la mains. La petite, d'abord effrayée, observait à présent l'étrange créature. Elle lâcha sa main et se dirigea vers elle. Keran n'eut pas le temps de réagir. Soguar non plus. Rania le dépassa et s'arrête juste en face de l'être-fumée. Même taille. Yeux dans les yeux. Bleu-violet et blanc. Un sourire. Elle avança le bras. La fumée passait entre ses doigts. Douce. Chaude. Elle rit.

- C'est rigolo !

Dastan entend. La voix se tait. Abandonne. Ses yeux s'ouvre. Ses vrais yeux. Dorés. Noisette. La fumée disparaît. Le noir recule. Le voilà qui réapparaît. Un enfant, en pyjama. Il y a du sang dessus. Beaucoup de sang. Ce n'est pas le sien.
Keran et Valeck observaient la scène, ahuris. Soguar s'approcha de l'enfant.

- Salut, petit bonhomme. Comment tu t'appelles ?

Le petit garçon baissa les yeux, timide. Soguar se désigna de l'index.

- Moi, c'est Soguar. Elle, c'est Rania, continua-t-il en montrant la fillette à côté de lui qui lui souriait. Keran, et Valeck. Tu n'a pas à avoir peur de nous.

L'enfant leva les yeux. Il les regarda tour à tour. Son attention de reporta sur Rania. Elle lui souriait toujours et sautillait sur place. Il ne la quitta pas des yeux. Rania se planta devant lui.

- Comment tu t'appelles, alors ? répéta-t-elle, joviale.

- Dastan. Moi, c'est Dastan.

Les Irréels - OriginesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant